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solaire, sont issus, comme d’ancêtres prolifiques, des genres, des espèces, des familles de modulations nuancées. La famille des héliotropes par exemple, qui fait partie de la tribu des violets, se partage en trente-deux variétés, et chacune de ces trente-deux variétés d’héliotropes est à son tour subdivisée en six tons, d’une intensité dégradée, formant ce qu’on appelle un « camaïeu ». Les noms d’autrefois ne suffisent plus pour distinguer les individus qui composent ce peuple de couleurs. Nul n’a le loisir de leur chercher des appellations pittoresques ou triviales, comme « Espagnol malade » ou « Fille émue » au XVIIe siècle, comme « bleu-Maric-Louise » ou « caca-du-roi-de-Rome » sous Napoléon. On les baptise au hasard « Roméo, Inquisiteur, Corinthe, Ortolan, Neptune, Menelick, Créole, Ninon, Phénix, Météore, Isly, etc. » Chaque année le syndicat des teinturiers dresse une collection nouvelle, s’attachant de préférence à une branche originale, tantôt les « beiges », tantôt les « Louis XV ». Cent soixante kilos de soie sont déchiquetés à cet effet ; et, parmi ces miettes de fils multicolores, méthodiquement collées dans un album, les commissionnaires de Paris, qui décident de la mode, choisissent les cinq ou six nuances destinées à « faire la campagne prochaine. »

En même temps que la teinture, on donne divers apprêts aux fils ; ceux que l’on réserve pour la « moire antique » sont passés par des sels d’alumine, afin d’acquérir du « mou », du moelleux, facilitant leur écrasement sous la calandre lorsque le moireur fera son dessin. Autre besogne importante de l’usine : la « charge » de la soie par addition de matières variées. Elle consiste en des passages alternatifs au bichlorure d’étain et au phosphate de soude, mélangé de gélatine, que l’on répète plus ou moins suivant le grossissement à obtenir. Un des élémens ordinaires de la charge est le sucre, dans la proportion d’une livre par kilo de soie. Les étoffes, dont les fils avaient été sucrés ainsi par le séjour dans le sirop, offraient au début cet inconvénient que la moindre goutte d’eau tombée sur une robe faisait tache ; le sucre, en se dissolvant, formait une auréole indélébile. On a remédié à ce défaut en recouvrant le tissu d’une solution de paraffine qui l’empêche de fondre. L’opération se termine par un bain gras, à base d’huile, et par une immersion dans un liquide au goût prononcé de citron.

Ainsi condimentée et convenablement cuisinée, la soie, vue au microscope, peut ressembler à l’un de ces cigares emmanchés dans une paille que les Italiens nomment des virginia. La charge représente le tabac, le fil tient lieu de paille ; il n’est plus qu’un