Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/807

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dénaturaient les formes. La femme, avec le sens pénétrant de ce qui la pare, s’aperçut de ces erreurs et fit appel au costumier et à la couturière pour les combattre. C’est alors que ces artistes d’un nouveau genre ont remplacé par des nœuds de rubans, des galons, de la dentelle et toutes sortes d’ingénieuses manipulations du tissu, l’arabesque légère et toute la flore de fantaisie que le dessinateur ne savait plus y jeter. Le « façonné » disparut ainsi vers 1860, et pendant son éclipse d’une quinzaine d’années l’industrie de la soie se transformait radicalement, aussi bien dans ses procédés mécaniques que dans ses produits et dans la matière première qu’elle mettait en œuvre.


III

Ce n’est pas en effet la baisse de la soie brute qui, à elle seule, aurait permis d’offrir à la consommation les étoffes à bon marché d’aujourd’hui. Cette baisse était, jusqu’à un certain point, compensée par la hausse générale des salaires en ce siècle. Or, dans le prix du mètre, il entre beaucoup plus de salaires que de soie. Sur les 380 millions de francs que valent les tissus fabriqués à Lyon chaque année, il n’y a pas plus de 112 millions consacrés à l’achat des 3 600 000 kilos de grèges. Tout le reste, sauf quelques millions absorbés par le coton et la laine, représente les journées de 300 000 travailleurs des deux sexes et les profits des patrons.

Pour atteindre le résultat actuel il a fallu que le fil, livré par le moulinier, fût enflé par la teinture, ou tissé à moins de frais, sur des métiers perfectionnés, avec des textiles inférieurs qui lui prêtent leur force et empruntent son éclat. La liste des progrès réalisés serait incomplète, si l’on ne suivait la soie que depuis sa livraison au marchand par le filateur. Il faut remonter plus haut que le cocon, plus loin que le ver, jusqu’à l’œuf.

Depuis quarante ans la sériciculture française a soutenu des luttes héroïques ; c’est miracle qu’elle ait surmonté les difficultés sans nombre qui l’ont accablée, dans une région et durant une période où les mêmes agriculteurs, après avoir âprement défendu leurs magnaneries, devaient abandonner leur garance et se voyaient abandonnés par leurs vignes. Pendant la première moitié du siècle, la production des cocons avait sextuplé en France, et 6 millions de pieds de mûriers avaient été plantés. Sur la foi de praticiens autorisés, démontrant que la rigueur du climat n’est pas un obstacle à l’élève du ver, on en avait acclimaté jusque dans la Somme ou le Morbihan, et l’exposition parisienne de 1834