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marchandise ? Tels sont les chiffres que l’on rencontre couramment au moyen âge, à Paris ou en Flandres, en Saintonge ou en Savoie, qu’il s’agisse de soie « tannée », « coquette » ou« vermicelle », de soie à coudre ou à franges. S’il est question de « tixus » fabriqués, de « draps de soie », comme on disait, vendus au poids, le kilo de satin ou de velours coûtait (environ 900 francs d’aujourd’hui ; et l’on voit un « cendal vermeil » — sorte de taffetas — qualifié de « très riche » dans les comptes de la maison du roi en 1342, atteindre 1 400 francs.

C’était du reste le plus souvent sous forme d’étoffes que la soie arrivait en Occident. On ne la tissa guère en France jusqu’au règne de Louis XI, et on apprit à la tisser bien avant de savoir dévider les cocons ou élever les vers. Les romans du XIIIe siècle parlent bien de chevaliers captifs condamnés à ouvrer « au mieux qu’ils pouvaient » des « draps de soie à or battu » ; mais ces nobles et involontaires « canuts » ne furent pour rien dans la fondation de l’industrie soyeuse. Loin de remonter aux croisades, la « magniffacture » de Lyon, où la véritable noblesse descend surtout de la Croix-Rousse, fut inaugurée par des pauvres. Les premiers ouvriers français furent les « enfans de l’aumône », placés par le consulat, en qualité d’apprentis, chez les maîtres italiens que nos rois faisaient venir de Gênes, de Bologne, de Venise, ou que les guerres intestines de la péninsule proscrivaient de leur cité.

La soie dès lors commença à se répandre ; vers la fin du XVe siècle sa valeur diminue ; le kilo se vend de 300 à 400 francs sous Louis XII, de 200 à 300 francs sous Charles IX, chiffre où il demeure jusqu’au XVIIe siècle. Malgré le prix encore excessif de ces étoffes, — depuis 15 francs jusqu’à 120 francs le mètre, — voire à cause de ce prix, la classe aisée s’en montrait extrêmement friande, dans le Midi surtout. L’auteur d’une description de Lyon, en 1564, signale « l’abus des draps de soie, lequel j’ai vu si grand en cette ville que les tailleurs, dit-il, y étaient princes, tant étaient superflues les façons des habillemens. » Les ordonnances somptuaires du temps de la Ligue blâment cette « dissipation », avertissent les habitans « de se contenir chacun en son devoir et, considérant leurs qualités, de s’abstenir le plus possible de l’usage de la soie. » Mais on doit concéder une bonne dose d’exagération à ce rapport d’un fonctionnaire, écrivant en 1604 que « tout le monde a abandonné la laine pour la soie, jusques aux simples marchands, gens de pratique, ouvriers et artisans. » En un temps où le travailleur manuel gagnait moitié moins que de nos jours, il n’était pas en posture de s’offrir un costume qui valait dix fois plus cher qu’aujourd’hui.