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pour objet la transformation, par un procédé secret, d’un textile commun en « simili-soie » ; et ta conception d’un semblable projet parut alors tout à fait bouffonne. Cependant, dès 1889, la « soie artificielle » existait. Un ancien élève de l’Ecole polytechnique, gentilhomme doublé d’un savant, le comte de Chardonnet, imagina le succédané végétal, que les visiteurs de la dernière Exposition universelle ont vu faire sous leurs yeux. L’idée avait été entrevue par Réaumur, mais l’invention n’était pas moins neuve. Par un mélange d’acides sulfurique et nitrique, une vulgaire pâte de bois est transmuée en nitro-cellulose, laquelle à son tour est mise en dissolution dans un bain d’alcool et d’éther. On obtient ainsi un collodion épais, que filent des machines appropriées et qui se solidifie comme la soie au sortir de l’estomac des chenilles.

La soie « Chardonnet », une fois teinte et tissée, est douée des apparences de la véritable et même d’un éclat supérieur à celle-ci ; mais elle n’en possède pas toutes les qualités. On lui reprochait à son début d’être terriblement inflammable ; d’autre part, ces écheveaux, d’un si beau lustre lorsqu’ils étaient livrés au fabricant, se décomposaient au bout de très peu de temps, et tombaient en poussière en dégageant des vapeurs nitreuses. L’inventeur a remédié à ce défaut en « dénitrant » complètement son produit ; ses adversaires, — et je dois reconnaître qu’ils sont nombreux, — ont alors objecté que cette soie, une fois dénitrée, n’offrait plus de résistance ; qu’une robe de ce tissu, si elle venait à être mouillée, resterait dans la main. Mon ignorance personnelle m’empêche de prendre parti dans ce débat, et de dire si le contact de l’eau ou du feu peut être funeste à la « soie artificielle. » Quoique les nouveaux filés de bois n’arrivent pas jusqu’ici à un point de perfection qui rende leur concurrence redoutable pour la soie naturelle, ils trouvent déjà de nombreux débouchés comme passementeries ou étoffes de tenture. On s’en sert pour broder les tissus légers, les robes de bal ; enfin le tissage sur chaîne de lin ou de laine les rend susceptibles d’un utile emploi.


II

Ces tentatives ayant pour objet de réduire scientifiquement le coût de la soie — lorsqu’elle se vend 30 francs le kilo, — combien eussent-elles paru incroyablement exigeantes aux seigneurs et aux dames du XIVe siècle, qui trouvaient tout simple de payer 400 à 600 francs de notre monnaie pour un kilo de cette même