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de l’artiste comme du public ? Je sais bien que c’est à cette voûte que nous devons la Psyché de Raphaël, l’Aurore du Guide et du Guerchin, la galerie des Carraches, sans parler des fameuses coupoles de Corrège, du père Pozzi et des autres grandes machines à trompe-l’œil et à tord-le-cou. Cela prouve seulement que sous ce rapport, comme sous tant d’autres, Buonarroti a été le père du baroque. On aura beau dire : la première chose que je demanderai toujours à toute œuvre d’art, ce sera de ne pas m’imposer de souffrance physique ; et je vous défie de jouir de ces plafonds et de ces coupoles sans quelque courbature. A la galerie Rospigliosi, on a eu l’attention de placer sous la fresque du Guide une table avec une glace qui vous dispense de regarder en haut : c’est bizarre, mais éminemment charitable, ayons la franchise d’en convenir. Si j’avais l’honneur d’être le majordomo de sa Sainteté, je ferais mettre ici par terre une grande glace de Saint-Gobain supérieurement étamée : cela nous éviterait le ridicule de nous promener en ces lieux un miroir oblong à la main, ou le supplice de rester des heures entières la barbe en l’air, pour attraper les disjecta membra d’une gigantomachie qui se passe par-dessus nos têtes. Que de fois, dans cette chapelle, ai-je dû me répéter le vers de Buonarroti à Giovanni da Pistoia :


I’ ho ijià fatto gozzo in qaesto stento !… »


Il faut bien le reconnaître, en effet : le plafond de la Sixtine, comme d’ailleurs tout plafond à grands sujets historiques, a quelque chose de forcé et de factice qui va à l’encontre des conditions normales et des exigences légitimes de l’œil humain. Ces tableaux de la Genèse sont faits en réalité pour être placés droit devant nous, à la portée habituelle de notre regard : ce n’est pas sans un sentiment de dépit que nous les voyons détournés de leur destination véritable, horizontalement suspendus au-dessus de notre tête à une hauteur vertigineuse. Le spectateur se trouve condamné à une posture fatigante et pénible ; il doit, en outre, constamment recourir à sa lorgnette qui ne lui rend pas toujours le service désiré, et il passe bien des heures avant de s’orienter dans l’ample drame « à cent actes divers » — à cent divertissemens aussi : je veux parler de l’élément décoratif qui prend une si large place dans l’œuvre de Buonarroti et ne laisse pas de la compliquer d’une façon singulière.

La grande originalité de cette décoration, c’est que le corps humain en fait seul tous les frais. Rien ici de ces dessins de géométrie et de végétation, ni de ces arabesques et grotesques qui, dans les peintures murales des anciens maîtres, reposent le