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qu’elle porte haut comme un drapeau triomphant, la Delphica forme l’antithèse la plus splendide au Jérémie du côté opposé, au vieillard accablé et sombre qui vient d’exhaler toute son âme dans les « Lamentations » dont l’exemplaire repose auprès de lui sur une borne[1]… Sans doute, en faisant un emploi si ingénieux et si varié de l’attribut du livre et du rouleau, Buonarroti a surtout tenu compte des exigences impérieuses de son art : il y a vu le moyen de sauver d’une monotonie autrement inévitable la juxtaposition de douze figures représentant toutes le seul et même sujet de prophétie et prédiction ; le moyen aussi de donner à ces douze figures isolées, sculpturales, lyriques en quelque sorte, une unité idéale et dramatique. Il n’en est pas moins vrai pourtant que nous avons là devant nous le tableau magnifique de l’intelligence humaine en travail, le tableau de la gestation de la pensée dans ses aspects multiples d’étude et de méditation, de recherche et d’intuition, d’extase et de découragement. Michel-Ange nous offre ici comme une Phénoménologie de l’Esprit, exposée dans un langage émouvant et plastique : tentative grandiose et qui a sollicité simultanément un autre génie immortel de cette époque incomparable. Comment ne pas se souvenir, en effet, qu’en ces mêmes années 1510-1511 Raphaël a traité, à sa manière, un thème presque analogue dans son Ecole d’Athènes ? ..

Il est toutefois permis de se demander si l’introduction de ce motif d’étude et de travail intellectuel n’a pas, à un certain degré, obscurci l’idée fondamentale de l’œuvre, qui est bien l’idée de prophétie, d’illumination d’en haut et d’inspiration divine. L’inspiration ! c’est ce qu’expriment le moins ces Zacharie, Daniel, Joël, etc. Où est l’élan vers la voix mystérieuse qui leur parle, l’exaltation et le ravissement au souffle de l’Esprit qui passe sur eux ? Et qu’ont-ils besoin de tant lire, vérifier et noter, ces devins qui sont « la bouche du Seigneur », et dont la lèvre a été purifiée par le charbon de feu pris à l’autel même de Jehovah Sébaoth ?… Je ne puis me défendre de trouver un caractère beaucoup trop livresque et scolastique à ces nabis et pythonisses de la voûte ; et plutôt qu’aux prophètes des bords du Jourdain et du Chobar, je songe ici à certain prophète des bords de l’Arno,

  1. Sur le rouleau, auprès de Jérémie, on lit très distinctement le mot ALEF : les versets des Lamentations, dans la Vulgate, étant numérotés, comme chacun sait, d’après l’alphabet hébreu (Alef, Both, Ghimel, etc.). Certains critiques allemands ont changé l’alef en alpha, lui ont supposé comme complément un oméga, et ont élevé sur cet alpha et oméga tout un édifice d’interprétations et d’hypothèses bien gratuites. Ces mêmes critiques ont fait la découverte que Michel-Ange a retracé son propre portrait dans la tête de Jérémie. Au moment de peindre cette tête d’un vieillard au moins septuagénaire, Buonarroti avait juste trente-cinq ans !…