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reconnaître plus loin dans ce Daniel de Michel-Ange le fameux « guetteur d’Israël » qui, le premier, a prononcé le grand mot de l’avenir, le mot de « Fils de l’homme », et a devancé le solitaire de Pathmos dans des visions d’Apocalypse ? A vrai dire, et pour des raisons d’ailleurs faciles à comprendre, parmi ces Prophètes de la voûte il n’y a guère que le Jonas et le Jérémie que l’on démêle du premier coup et identifie sans hésitation ; pour tous les autres, il nous faut recourir aux inscriptions d’en bas qui n’ont rien de probant et ne semblent distribuées qu’au hasard. Daniel, Zacharie et Joël pourraient, en effet, échanger leurs cartouches réciproques sans inconvénient ; Isaïe et Ezéchiel le feraient même avec avantage. — Seule aussi de toutes les vierges fatidiques, la Sibylle de Delphes nous révèle sa personnalité rien que par son apparition, par sa beauté et sa noblesse, par le magique reflet de l’Hellade qui lui forme comme une sorte d’auréole morale ; aucun trait ethnique ou éthique ne vient en revanche justifier les dénominations de Persica, Libyca, Erythrea, Cumea que nous lisons ensuite. Il n’est pas fait mention de la Tiburtina, et cet oubli a lieu de surprendre. La Sibylle qui, sur le Capitole, a montré à l’empereur Auguste la Sainte-Vierge dans le ciel portant au bras Jésus, le futur maître du monde, ne vous semble-t-il pas qu’elle devait figurer avant toute autre parmi les prophétesses légendaires du Christ dans la chapelle palatine des papes ? Quel pendant tout indiqué à la Delphica que cette Sibylle d’Ara-Cœli : une Romana en face de la Græca !… Mais un tel oubli ne prouve-t-il pas, d’un autre côté, pour combien peu il est entré de la littérature dans la conception de ces Prophètes et Sibylles par Buonarroti ?

Il n’a entendu faire ici ni œuvre de littérature, ni œuvre de philosophie, quoi qu’on ait dit[1] ; pour le choix des personnages, comme pour leur caractéristique, il n’a consulté que les convenances supérieures de son art. Tout lecteur assidu qu’il fût de la Bible, il n’a pas hésité à revêtir les pauvres prêcheurs hébreux de, draperies éclatantes et superbes, au lieu de nous les présenter en fils du désert, — en « derviches sordides », dirait Henan — avec le sac de poil et la ceinture de cuir[2]. Il n’a eu qu’un médiocre souci de leur nomenclature ; l’important pour lui, c’était

  1. Je ne parlerai pas de la métaphysique des Allemands (Henke, Scheffler, etc.) ; je ne citerai qu’un Français, un esprit des plus fins et des plus cultivés. Selon Emile Montégut (Philosophie de la Sixtine), Jonas ici représente la foi ; Zacharie, la piété ; la Libyque, l’intuition contemplative ; Daniel, l’enthousiasme ; la Delphica, le délire poétique ; la Persica, le zèle jaloux ; Joël, la constance fidèle à la vérité, etc., etc. Le cher et regretté Montégut a vu tout cela ! In his mind’s eye, dirait Hamlet…
  2. III, Rois, I, 8 ; Isaïe, XX, 2.