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Du côté opposé, à droite, un rocher battu à l’entour par la mer, est le théâtre d’incidens non moins tragiques. Un groupe de quatre figures y attire principalement l’attention. Un vieillard à la barbe longue et blanche et une jeune femme à ses côtés tendent avec angoisse leurs bras vers un homme au loin qui lutte courageusement contre la lame en lui disputant son précieux fardeau ; mais l’adolescent qu’il vient de sauver des flots n’est plus qu’un cadavre, et l’indifférence, l’apathie des autres personnes réfugiées sur le même récif et toutes absorbées dans leurs propres infortunes, ajoute encore à la tristesse du spectacle. — Mais rien sous ce rapport n’égale en horreur l’épisode qu’on distingue au centre du tableau, au second plan. Là, des malheureux entassés dans une petite barque évidemment destinée à s’engloutir d’un moment à l’autre ne sont occupés qu’à repousser de toutes leurs forces les épaves humaines qui essaient de s’accrocher au frêle esquif ; ils se jettent avec rage sur les intrus, ils les saisissent à la gorge, ils les accablent de coups, une femme les abat avec une énorme bûche : l’égoïsme féroce de la vie en danger, la brutalité de l’instinct de conservation éclatent ici avec des lueurs sinistres. Le reste est à l’avenant : tout dit l’immense désastre et l’universelle destruction. Au fond seulement, en haut, au-dessus de la barque infernale, une masse fauve et informe se dessine sur le ciel noir traversé par de longs éclairs : c’est l’Arche. Elle porte dans ses flancs le gage d’un monde à renaître ; mais ce berceau d’une vie nouvelle fait l’effet d’un immense mausolée, tellement clos, mystérieux et sombre est le vaisseau-fantôme, « enduit de bitume dedans et dehors. » Un point cependant d’une blancheur éclatante luit dans son comble comme une étoile argentée : une colombe aux ailes déployées. La messagère de Noé, ou bien la colombe du Saint-Esprit ?…

A l’encontre de ce grand cadre si mouvementé et émouvant, et comme pour mieux en faire ressortir le caractère pathétique et pittoresque, les deux panneaux latéraux du triptyque nous présentent des scènes tranquilles, conçues dans un style tout à fait sculptural. Par la composition aussi bien que par l’arrangement des détails, le Sacrifice de Noé[1] rappelle certains

  1. C’est bien le sacrifice de Noé, et non point celui de Caïn, comme le croient erronément la plupart des écrivains. On voit ici Noé et sa femme, ses trois fils et ses trois belles-filles : les « huit personnes seules sauvées au milieu des eaux » dont parle saint Pierre dans ses Épitres (I, cap. III, v. 20 ; II, cap. II, v. 5. V. aussi Genèse, VII, 7). A gauche, on reconnaît les animaux qui, évidemment, viennent de quitter l’arche : un éléphant, un chameau, un taureau et un cheval. — A ceux qui se formalisent du sacrifice de Noé précédant ici le Déluge, nous ferons observer qu’ils ont devant eux un triptyque et non pas une suite de trois scènes dans un ordre chronologique : le Sacrifice et l’Ivresse de Noé sont les deux volets latéraux du tableau principal du milieu qui a pour sujet le Déluge. On peut faire la même remarque pour le triptyque de la Punition d’Aman.