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campanile de Giotto, aux portails célèbres de Jacopo della Quercia et de Ghiberti, dans les fresques de Pietro di Puccio au Campo-santo de Pise, et de Paolo Uccello au chiostro verde de Florence, Dieu, légèrement penché sur le corps inerte d’Adam, est censé l’animer par un signe de bénédiction, ou en lui prenant la main ; dans la peinture du cimetière pisan il lui saisit même les deux mains, comme s’il voulait le relever et le faire bien tenir sur ses pieds ! C’est au milieu de cette manière timide et déjà traditionnelle de traiter ce difficile sujet qu’éclate soudain la conception de Michel-Ange, d’une originalité et d’une puissance incomparables. Du haut du ciel, entouré d’un essaim d’anges, spectateurs avides du grand acte, Jéhovah descend vers le fils de la terre, comme balancé par une brise douce et rythmée ; son bras tendu dégourdit et attire magnétiquement les membres d’Adam, et son doigt impérieux leur communique l’étincelle de la vie… L’art humain ne connaît pas, ne connaîtra probablement jamais d’inspiration plus merveilleuse. Le mot d’électricité a été souvent prononcé à la vue du courant établi par les deux doigts qui se touchent ; on s’est même demandé si une illumination sublime d’artiste n : a pas là devancé de plusieurs siècles la science d’un Galvani et d’un Volta ? Peut-être serait-il plus simple de penser ici à certaine hymne de l’Eglise, hymne ancienne et auguste entre toutes, et que le peintre de la Sixtine a sûrement connue :


Veni, creator Spiritus,
Dextræ Dei tu digitus
Accende lumen sensibus !…


Mais ce qu’il y a de plus surprenant, de plus émouvant aussi, dans cette peinture, c’est l’accent douloureux dont elle est pénétrée, c’est la tristesse poignante qu’elle communique à l’âme. Que l’Eternel paraît ici grave et soucieux ; que ses traits expriment une pitié mystérieuse, une compassion voilée mais intense ! Il sait, hélas ! les épreuves, les misères qui attendent cette argile par lui animé ; et l’homme, lui aussi, en a le pressentiment bien amer… Aucun élan chez le fils de la terre à ce moment d’un éveil si magique, aucune flamme dans les yeux qui viennent de s’ouvrir au spectacle du monde : plutôt de l’angoisse dans le geste, de l’abattement dans les membres ; et dans le regard, grand mais morne, comme un muet reproche. Le corps affaissé sur le bras gauche qui lui sert d’appui, la jambe droite péniblement repliée, Adam a déjà ici l’attitude que Michel-Ange prêtera encore un jour à l’Aurore si lasse, si navrante du mausolée médicéen ; cet