Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/78

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
IV

Les mérites et les lacunes de l’esprit français apparaissent dans notre littérature et dans nos arts, depuis les origines jusqu’à la période contemporaine. C’est à ces manifestations supérieures du génie national qu’il faut demander les preuves de notre vigueur ou de notre faiblesse intellectuelle. D’après les Anglais et les Allemands, le Français est un être trop impersonnel, trop livré à la vie sociale pour sentir et créer des œuvres vraiment poétiques, et surtout lyriques ; son excès même de civilisation est incompatible avec la haute poésie. Il est certain que la vie sociale et, plus particulièrement, la vie de cour, retarda pendant de longs siècles la floraison du lyrisme en France. Mais n’avons-nous pas eu à notre tour nos grands lyriques, quoique, sous les apparences du romantisme, ils aient gardé le sens classique de la forme ? La vie sociale, d’ailleurs, a aussi sa poésie : ce n’est pas seulement l’individu penché sur lui-même, enfermé en sa solitude, qui intéresse le poète ; plus la société se développe, avec ses grandeurs et ses misères tragiques, plus la poésie doit devenir sociale et vraiment humaine.

Notre littérature, en général, n’est ni naturaliste ni mystique ; même quand elle prend l’une ou l’autre de ces directions, elle reste intellectuelle et sociale : ce sont là ses deux caractères constans. Le second a été mis en lumière par les études magistrales de M. Brunetière ; nous insisterons donc de préférence sur le premier. Par son intellectualisme, notre littérature est portée à considérer les êtres et les personnes sous l’aspect qui les rend le plus saisissables à l’intelligence ; or, on peut dire que c’est avant tout l’aspect conscient, celui où l’être existe pour soi et, devenu transparent à lui-même, le devient aussi aux autres. Ce que nos écrivains mettent en relief, ce sont toutes les passions et idées qui arrivent à la connaissance de soi, ce que les psychologues appellent les « motifs » et les « mobiles ». Mais où sont les profondeurs du naturel inconscient, dont ces motifs et mobiles ne sont que les manifestations ? La vie inconsciente, qui est proprement la nature, et qui se dérobe plus ou moins à la pensée, n’obtient dans les œuvres de nos littérateurs qu’une part restreinte et effacée. Les personnages de notre théâtre se voient sentir et agir : il leur arrive même de raisonner doctement sur leurs passions et leurs actions ; eux aussi disent à leur manière : Je pense, donc j’existe, et j’e n’existe que là où j’e me pense. L’inconscient étant l’involontaire, on peut en inférer encore que, dans l’histoire des âmes, le rôle de tout ce qui échappe à la volonté devait être