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incline à penser que, si l’individu isolé est impuissant, l’union de tous les individus ne connaîtra plus d’obstacle à la réalisation du commun idéal. Mais nous avons le tort de personnifier trop vite la société dans un homme, ou dans l’ensemble d’hommes qui nous gouverne. Dès lors, notre foi très légitime dans la force sociale devient une foi très illégitime dans un mécanisme artificiel. Au lieu du sens politique, que de fois nous avons le fanatisme de la politique ! Nous croyons qu’il suffit de proclamer des principes pour en réaliser les conséquences, de changer d’un coup de baguette la constitution pour métamorphoser lois et mœurs, d’improviser des décrets pour hâter le cours du temps. « Article I : tous les Français seront vertueux ; article II : tous les Français seront heureux. » Nous nous flattons de faire des progrès en partant, non du point réel où l’histoire nous a amenés, mais d’un point imaginaire. Le sentiment de la tradition nous manque, de la solidarité entre les générations, de la réversibilité qui fait retomber sur les uns les folies des autres. Nous aussi, nous ne voulons pas « savoir s’il y a eu des hommes avant nous. » Notre raison raisonnante jusqu’à la déraison comprend mal les obscures et profondes nécessités de la nature et de la vie. Persuadés qu’une révolution peut toujours remplacer une évolution, la puissance du temps nous échappe ; nous ne songeons qu’à la force de la volonté humaine, et non pas même de la volonté tenace, mais de la volonté impulsive, impatiente, qui s’écrie : Tout ou rien ! En même temps, nous introduisons le sentiment dans la politique, — où d’ailleurs, étant une force très réelle, il a bien son rôle, de plus en plus grand à mesure que l’opinion publique gouverne davantage le monde. Un bel exemple de la manière dont on parle aux Français pour leur faire accepter une mesure législative, ce sont les considérans sentimentaux de maint projet de loi[1]. C’est en France que se vérifie avec éclat la théorie des « idées-forces » ; non seulement nous faisons la guerre « pour une idée », mais nous faisons des révolutions, nous faisons et défaisons des constitutions pour une idée. Vraie ou fausse, une formule contente notre esprit, et, en même temps, elle meut nos bras et nos jambes. Selon un proverbe qui a cours de l’autre côté des monts, « l’Italien dit souvent des sottises, il n’en fait jamais » ; le Français, au contraire, ne sépare ni l’idée du mot, ni le mot de l’acte : dès qu’il a conçu une sottise, il n’a rien de plus pressé que de l’exécuter.

  1. Par exemple : « Le gouvernement provisoire de la République,
    « Convaincu que la grandeur d’âme est la suprême politique, que chaque révolution opérée par le peuple français doit au monde la consécration d’une vérité philosophique de plus, etc., etc., décrète… »