Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/75

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne laissant pas à la conscience personnelle une liberté absolue d’appréciation, la soumettant à des règles d’harmonie avec le beau moral tel que tous le conçoivent, avec l’ « opinion » des « honnêtes gens ». Si fort est ce sentiment de l’honneur, et surtout de l’honneur collectif, qu’on a vu en France des hommes se sacrifier à une idée dont ils reconnaissaient ou presseraient les côtés faux, comme les nobles du temps de la Révolution. Les Français, a dit M. Hillebrand, se préoccupent toujours des autres et de la société entière : « divisés comme partis, ils demeurent étroitement unis comme peuple. »

La philosophie en France ne pouvait manquer, elle aussi, d’être principalement intellectualiste et rationaliste. Elle ne se plaît ni aux petits faits minutieusement alignés, ni à « ces raisons du cœur que la raison ne connaît pas ». Chez le Français, ami des conceptions nettes et logiques, mysticisme et réalisme s’excluent. En Angleterre, ils se partagent souvent l’esprit en se juxtaposant : l’un, a-t-on dit, se confine dans les sentimens, l’autre se réserve les spéculations philosophiques et l’action. En Allemagne, mysticisme et réalisme se fondent : c’est la réalité même qui devient mystique, c’est la puissance qui devient le droit ; le succès est le jugement de Dieu, la nature et l’histoire sont le développement de l’esprit absolu. Pour la métaphysique allemande, le réel est rationnel, pour la théologie allemande, le réel est divin. Ce sont là des états d’âme auxquels le Français demeuré étranger, qu’il arrive même difficilement à comprendre. Quand Descartes veut reconstruire la philosophie, en se flattant d’avoir tout renversé ; quand, seul en face de sa propre pensée, — c’est-à-dire, en réalité, de toute la pensée humaine fixée dans le langage, — il prétend ne pas savoir s’il y a eu des hommes avant lui ; quand il part ensuite à la conquête des idées « claires », qui pour lui, nous l’avons vu, sont par cela même vraies, — des idées « distinctes », des idées « simples », des idées « générales » ; quand il les relie par les chaînons d’une logique serrée, aimant mieux construire et imaginer qu’observer, « supposant partout de l’ordre » même là où l’ordre n’est pas visible, Descartes se montre bien Français. Ce qu’il avait fait dans la sphère de la philosophie, on le fera, à la fin du XVIIIe siècle, dans l’ordre social.

Le trait essentiel de notre esprit, en ce domaine, c’est la foi dans la toute-puissance de l’Etat et du gouvernement. Frondeurs à l’occasion, indisciplinés, insubordonnés, tenant plus à la liberté de parler qu’au droit d’agir et croyant avoir agi quand nous avons parlé, nous subissons d’ordinaire passivement une autorité forte et nous sommes portés à croire qu’elle peut tout pour notre bonheur. L’Etat représentant la société entière, notre instinct social nous