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échelons. Transportez le christianisme à Rome, le voilà qui se romanise en devenant une organisation théocratique, un véritable « empire » des prêtres sous la souveraineté du chef des pontifes : soumission absolue à l’autorité, discipline, rituel, tout un code de formalisme rigide. En Allemagne, le christianisme tendra à s’intérioriser ; le dogme grec finira par perdre son caractère de spéculation rationnelle, la hiérarchie latine, sa centralisation administrative : l’individualisme religieux se concentrera en soi. En France, quoique nous ayons eu aussi de très grands mystiques, le christianisme a pris surtout la forme d’une religion sociale et d’une morale sociale. Le catholicisme était particulièrement propre à cette transformation : en effet, il ne laisse pas à l’individu son entière liberté ; il se défie des inspirations purement personnelles ; il se défie même de la conscience qui n’est que notre conscience, des révélations qui ne s’adressent qu’à un individu ; la règle commune doit, à ses yeux, l’emporter sur tout le reste, et ce qui lui paraît capital, c’est l’harmonie de chacun avec l’Eglise universelle. En adoptant le catholicisme, la France l’a rendu plus intérieur et plus moral qu’en Italie, mais en l’orientant toujours dans le sens de la vie sociale, de la justice et du droit, de la fraternité et de la charité. C’est surtout en France que s’était développée la chevalerie, qui répondait si bien au caractère même de la nation ; c’est de France que devait partir l’élan des croisades en faveur des chrétiens opprimés. Notre devise : gesta Dei per Francos, et le titre de « fille aînée de l’Eglise », montrent bien le caractère expansif, actif et comme centrifuge du sentiment religieux dans notre pays. Plus tard, d’ailleurs, les Français devaient mettre le même élan à combattre la religion qu’ils avaient mis à la défendre. Dans la critique des dogmes, ils ont pris pour guide « la raison » abstraite et formelle, la « logique du pur entendement » ; au lieu de considérer l’homme tout entier, ses sentimens, ses qualités morales, ses intuitions esthétiques ou religieuses, ils considèrent exclusivement son intelligence, dont ils veulent l’entière satisfaction. Le Germain, lui, est porté à croire que quelque précieuse vérité se cache dans ce qui fut sacré pour ses pères, « même, dit un Allemand, quand sa raison ne parvient pas à le reconnaître » ; pour le Français aucune tradition religieuse, comme telle, n’est sacrée. Demi-mesures, transitions, compromis ne sont point son fait : il va droit au but. Un Anglais a justement observé que, si le Français se détache de l’Eglise, c’est pour adopter une autre religion, également sociale : l’honneur[1]. Ici encore, c’est un code fort simple, imposé à l’individu par la société,

  1. W. -C. Brownell, French traits, an essay in comparative criticism ; 1889.