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analytiques que nous venons d’indiquer ; elle offre aussi un genre particulier de synthèse qu’on n’a pas assez remarqué, et qui consiste dans une disposition généralement trop rectiligne imposée aux idées par l’écrivain. Pour exprimer les choses, nous commençons par les simplifier, fussent-elles réellement complexes (et surtout quand elles sont complexes) ; puis nous les alignons et leur prêtons une certaine symétrie qui est notre fait ; nous ne moulons pas notre phrase sur le bloc des choses, nous sculptons ce bloc pour lui donner une forme intelligible et belle. En un mot, nous sommes à la fois logiciens et artistes dans la construction de nos phrases : au lieu de prendre tout ce que la réalité nous offre, nous choisissons ce qui est régulier ou ce qui est beau ; au lieu d’être les esclaves du réel, nous l’idéalisons à notre manière. De là aux procédés et aux abus de la logique abstraite ou de la rhétorique, facile est la pente : c’est alors que vraiment, selon le mot très français de Buffon, « le style est l’homme », au lieu d’être la chose même immédiatement présente. Dans la philosophie et les sciences morales, l’inconvénient est plus grand qu’ailleurs. C’est le revers de nos qualités de clarté, de précision et de finesse.

A notre époque, une sorte de réaction se produit chez les écrivains, qui trop souvent dépasse le but ; on éprouve le besoin, pour assouplir notre idiome, de le rendre moins géométrique, tantôt plus significatif et vivant, tantôt plus suggestif et symbolique. Malgré le ridicule de certaines tentatives récentes, il y a là une aspiration légitime. Notre langue est restée assez solide pour n’avoir pas à craindre ceux mêmes qui s’intitulent « décadens ». Rattachée à la tradition latine par une merveilleuse filiation qu’on peut suivre à travers les âges, elle a, comme on l’a dit, d’innombrables quartiers de noblesse ; aucune nuit du 4 août ne les a abolis, et nos meilleurs écrivains les défendent avec un soin jaloux contre les barbares du dedans.


III

« Tel est l’homme, tel est son Dieu » ; contestable pour les individus, l’axiome est beaucoup plus vrai pour les peuples, au moins lorsque leur religion est leur œuvre propre ; leur fût-elle même venue d’ailleurs, il est certain qu’ils la modifient à leur image. Transportez le christianisme en Grèce, vous le voyez qui s’hellénise en devenant une métaphysique transcendante : la pensée contemplative s’absorbe dans les mystères, tandis que lame peut rester froide et le cœur sans vie ; c’est, au sommet, l’intelligence pure, avec la dialectique et ses subtilités pour