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toujours une pensée politique. Il accuse le chancelier qui lui a succédé de n’avoir pas renouvelé le traité avec la Russie parce qu’il aimait mieux se rapprocher de l’Angleterre, et, à l’en croire, il y a incompatibilité absolue entre cette dernière et la Russie, de sorte qu’on ne peut se rapprocher de l’une qu’en s’éloignant de l’autre. C’est à cette affirmation que lord Salisbury a donné au banquet du lord-maire un si rude démenti. Détourner l’Allemagne de l’Angleterre, la ramener coûte que coûte entre les bras de la Russie, tel est le problème que M. de Bismarck donne à résoudre au gouvernement actuel, et il croit sans doute l’y aider par ses brusques boutades. Nous doutons qu’il y réussisse. Les rapports de l’Allemagne et de la Russie resteront corrects, et même très bons, mais ils redeviendront difficilement intimes. M. de Marschall se trompe à son tour très vraisemblablement lorsqu’il affirme qu’il n’y a, en somme, rien de bien nouveau sous le soleil depuis 1890. Il a, au contraire, pleinement raison lorsqu’il dit que la véritable valeur des alliances vient de « la confiance réciproque qui engendre la conviction que ce que l’un des deux alliés demande à l’autre, il le ferait également lui-même le cas échéant, et sans hésiter. » Pour cela il faut une politique claire et des alliances simples, et tel est bien son avis. Ce langage honnête et sensé sera entendu à Saint-Pétersbourg et à Paris. Pour s’appartenir mutuellement, deux alliés ne doivent pas appartenir à d’autres, par tiers ou par quarts. On couche à deux, disait Napoléon à Tilsit, et non pas à trois. Il y a aujourd’hui en Europe deux groupemens distincts, ce qui n’empêche pas les diverses puissances qui font partie de celui-ci ou de celui-là d’avoir entre elles d’excellens rapports particuliers, et de nouer des ententes spéciales pour des objets déterminés et provisoires. Nous recueillons avec plaisir l’espoir exprimé par M. de Marschall en ces termes : « C’est surtout dans les affaires extra-européennes que nous aurons encore l’occasion de marcher d’accord avec les mêmes puissances que l’année dernière. » Cela est possible en effet, peut-être souhaitable, non seulement dans l’extrême-Orient asiatique, mais dans l’immensité du Soudan africain. Il n’y a donc rien dans la situation actuelle qui puisse inspirer des inquiétudes au sujet du maintien de la paix ; nous le croyons mieux assuré qu’auparavant ; mais il y a certainement en Europe beaucoup de choses changées sans retour. Il y a des traités morts, il y en a d’autres venus à la vie. L’atmosphère politique s’est transformée. Avec les hommes qui s’en vont, et dont le plus puissant a été M. de Bismarck, tout un système s’émiette et disparaît. D’autres générations ont envahi la scène, et jamais génération n’a accepté tel quel et sans bénéfice d’inventaire l’héritage de celle qui l’a précédée. Ce qui s’est passé entre l’empereur Guillaume lui-même et M. de Bismarck qu’il a congédié n’est pas un incident, mais un symptôme. L’Europe mue, et rien ne l’arrêtera dans l’évolution inévitable. M. de Bismarck, qui n’a été si grand