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l’interpréter dans un sens ou dans l’autre. Au milieu de ces obscurités commodes, la bonne foi elle-même risque de s’égarer et la mauvaise de se trouver trop à l’aise. « On peut se demander, dit M. de Marschall, si le nombre plus grand des alliances et des traités accroît la valeur de chaque alliance et de chaque traité en particulier, ou si, au contraire, cette complexité d’assurances ne fait pas courir le danger qu’au moment décisif aucune assurance n’existe plus. » Il est difficile de mieux penser, ni de mieux dire, et on ne sait vraiment si M. de Marschall est plus grand philosophe ou plus grand diplomate dans cette affaire. Il va même, tant il s’élève haut dans le domaine de la raison pure, jusqu’à se demander si une alliance écrite sert toujours à quelque chose, et si l’intérêt variable sans doute, mais quelquefois évident et urgent, que deux États ont à la conservation l’un de l’autre, n’est pas supérieur à tout. Là, en effet, est la source de la confiance réciproque sans laquelle il n’y a pas d’alliance digne de ce nom, et qui supplée peut-être à toutes les autres conditions. « Il faut, dit M. de Marschall, que cette confiance soit acquise, entretenue, nourrie. Elle ne naît pas par un traité, et elle ne cesse pas nécessairement d’exister dès que ce dernier vient à échéance. » De là à insinuer que les mêmes rapports qu’autrefois existent entre l’Allemagne et la Russie, bien qu’ils ne soient plus confirmés sur le papier, il n’y a qu’un pas, et il n’y en a qu’un aussi à franchir pour essayer de faire entendre que les rapports de la Russie et de la France n’ont pas changé sensiblement de caractère parce qu’ils ont pris, peut-être, une forme plus concrète. En cela, on nous permettra de penser que M. de Marschall se laisse entraîner un peu loin par la logique de sa thèse, et qu’en l’exagérant à ce point, il s’expose à l’affaiblir. Lorsqu’il assure que l’Allemagne n’a rien perdu du côté de la Russie et que la France n’a pas gagné grand’chose, il fait vraiment trop peu de cas du traité qu’avait conclu M. de Bismarck en 1884, et de celui qui y a été probablement substitué par ailleurs. Mais, comme dit notre fabuliste, fit-il pas mieux que de se plaindre ?

M. de Bismarck n’a rien répondu au discours de M. de Marschall. Faut-il croire que l’amertume de son âme ait été un peu adoucie par les ménagemens dont il a été l’objet, ou bien prépare-t-il à loisir une nouvelle attaque ? Cette dernière supposition est la plus conforme à ce qu’on connaît de son caractère : il n’est pas dans ses habitudes de se laisser désarmer, ni de pardonner. En attendant, il continue de signaler en grondant l’action des femmes dans la politique, et si on rapproche ces insinuations de ce qu’il a déjà dit des influences anglaises, on voit que, fidèle à ses vieilles rancunes, c’est toujours l’impératrice Frédéric qu’à travers l’Angleterre il poursuit de ses imprécations. Les idées surtout celles qui le heurtent, prennent tout de suite chez M. de Bismarck la forme d’un homme ou d’une femme : cela l’aide beaucoup à les détester. Toutefois, au fond de ses sentimens et de ses passions, il y a