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chaque commune, quel que fût d’ailleurs le chiffre de la population. C’est ce qui existe en Amérique, où le Sénat, véritable représentant des États qui composent la fédération, est élu par des délégués au nombre de deux dans chaque État, quoique de l’un à l’autre le chiffre de la population soit extrêmement variable. On a donc eu tort, en 1885, de modifier la loi électorale du Sénat dans le sens de la proportionnalité numérique, et on aurait tort aujourd’hui de la modifier dans le sens du suffrage à deux degrés. Ce sont là des expédiens et non plus des systèmes, et lorsqu’une Chambre se trouve en présence de propositions de ce genre, le mieux pour elle est de maintenir ce qui existe, car, faute d’autre mérite, c’en est un très appréciable que d’exister depuis plus de vingt ans.

Pourtant la Chambre n’en a pas jugé ainsi ; elle a voté la proposition de M. Trouillot ; elle a décidé que le Sénat devait être élu par le suffrage universel à deux degrés. En vain M. le ministre de l’intérieur lui a-t-il démontré, calendrier en main, que rien ne sert de courir, qu’il aurait fallu pari ira temps, et qu’il était déjà trop tard pour que la réforme, à supposer qu’elle fût jamais votée par la Chambre haute, pût l’être en temps opportun pour être appliquée aux élections de janvier. Ce qu’il n’a pas dit, parce qu’on ne dit pas ces choses-là, mais ce qui était dans la pensée de tout le monde, c’est que le Sénat ne voterait certainement pas la loi. Il y a quelque inconvenance, de la part d’une des deux Chambres, à voter la première une loi électorale qui doit s’appliquer à l’autre : c’est l’assemblée intéressée qu’il conviendrait de convertir tout d’abord à la réforme, et lorsqu’on veut exercer sur elle une pression venue du dehors, on s’expose à produire un effet contraire à celui qu’on poursuit. Mais, à dire la vérité, la Chambre ne se souciait pas du tout de produire un effet quelconque sur le Sénat ; elle ne se préoccupait que d’en produire un, bon ou mauvais, sur ses propres électeurs. Elle voulait faire une manifestation, et pas autre chose. Le gouvernement, qui s’en est aperçu, s’est contenté de donner son opinion sur l’inopportunité du projet Trouillot, après quoi il a laissé tranquillement couler les paroles à la tribune. Les radicaux ont été moins perspicaces. Ils ont pris leurs premiers succès très au sérieux, et se jugeant sûrs de la majorité qu’ils avaient paru conduire dans ce simulacre de bataille, ils ont essayé de la tourner contre le gouvernement. Aussitôt elle s’est évanouie. Ils ont cru mettre le gouvernement dans un grand embarras en lui faisant adresser une sommation parlementaire d’avoir à soutenir au Luxembourg la loi qu’il avait combattue au Palais-Bourbon. Ils ne se sont pas contentés de la promesse que leur faisait M. Méline de reproduire fidèlement devant le Sénat les argumens qui avaient déterminé la Chambre ; ils ont voulu une injonction formelle qui, en dictant au ministère sa conduite future, aurait été un désaveu de son attitude