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Y en a-t-il une ? Le moment serait si mal choisi pour l’exécuter, que c’est peut-être perdre son temps que d’examiner la question. En fait, depuis qu’il existe, le Sénat a rendu des services qu’il est impossible d’oublier. N’est-ce pas lui qui nous a débarrassés du boulangisme ? Il a fait ses preuves, et si nous remontons depuis un siècle le cours de notre histoire constitutionnelle, il serait difficile de trouver une autre Chambre haute qui ait fait plus, ou mieux. Les radicaux lui reprochent de ne pas ressembler assez à la Chambre des députés, comme si ce modèle ne pouvait être trop reproduit ; mais s’il lui ressemblait complètement, à quoi servirait-il ? Il n’a de raison d’être qu’à la condition d’opérer comme un modérateur et quelquefois comme un frein, rôle ingrat, mais utile, ou plutôt nécessaire, et qui l’est même de plus en plus à mesure que la démocratie pure envahit nos institutions et y coule à pleins bords. C’est ce que les radicaux ne veulent pas reconnaître, et le plus grand nombre de ceux qui proposaient l’autre jour la réforme du Sénat sont en réalité partisans de sa suppression. Les uns l’avouaient, les autres le dissimulaient, mais ces derniers le dissimulaient mal. Les plus habiles, et parmi eux M. Trouillot, protestaient de leur désir de conserver une seconde Chambre, et leur but, à les entendre, était de supprimer une objection contre elle en la rapprochant davantage du suffrage universel. Mais alors, pourquoi n’allaient-ils pas franchement, ouvertement, jusqu’au suffrage universel lui-même, et n’en faisaient-ils pas la source électorale du Sénat comme de la Chambre ? M. Trouillot, en effet, se contentait de faire élire le Sénat par le suffrage universel à deux degrés : tous les électeurs seraient appelés à nommer les délégués sénatoriaux. C’est là une demi-mesure qui ne peut satisfaire personne. Le Sénat ne trouverait pas une force sensiblement plus grande dans l’origine qu’on a voulu lui donner. Nous demandons pour lui ou le suffrage universel ou le statu quo.

On peut beaucoup médire du suffrage universel, mais, dans un pays comme le nôtre, lui seul est dépositaire de la force politique. Nous n’avons plus une aristocratie organisée qui trouve dans les souvenirs et les traditions du passé un prestige propre à se convertir en valeur constitutionnelle. Nous n’avons plus un roi, ni un empereur, qui puissent à leur tour communiquer quelque chose d’eux-mêmes aux pairs ou aux sénateurs qui émaneraient d’eux. Toutes ces institutions ont disparu en France, et ceux mêmes qui leur ont conservé une pensée fidèle désespèrent, de les restaurer de sitôt. Le suffrage universel a tout remplacé, ce qui est un bien suivant les uns, un mal suivant les autres, mais pour tous un fait incontestable. Peut-être est-il impossible de trouver à cette force énorme un contrepoids en dehors d’elle-même. Peut-être est-il dangereux de la faire communiquer tout entière avec un seul récipient. M. Thiers et les hommes qui étaient au pouvoir avec lui à la veille du 24 mai l’ont pensé, et certes ils avaient réfléchi