Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/714

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est exposée à émettre des opinions hâtives, improvisées, insuffisamment réfléchies, et, de ces opinions qu’elle regrettera peut-être demain, il reste quelque chose. Le public en reçoit l’impression ; le ministère la subit plus fortement encore ; la Chambre seule sait le peu que vaut son vote, ce qui ne l’empêche pas quelquefois de mettre de l’amour-propre à s’y entêter lorsqu’on le lui rappelle ; et, dans ces jeux du scrutin et du hasard, le désarroi des esprits ne fait naturellement qu’augmenter.

Toutefois, ces discussions incidentes conservent un caractère anecdotique, et le flot du budget les emporte avec lui. Les radicaux avaient espéré qu’il n’en serait pas de même du grand débat que, toute affaire cessante, ils ont ouvert sur le mode d’élection du Sénat. Le Sénat est renouvelable par tiers tous les trois ans, et nous sommes précisément à la veille d’une de ces échéances triennales. Cette échéance était prévue, annoncée, fixée depuis que la constitution existe ; depuis plusieurs mois déjà on la voyait approcher ; d’où vient qu’on ait attendu le dernier moment pour poser la question de la réforme sénatoriale ? Il est inutile d’en chercher bien loin le motif : les radicaux sont mécontens du Sénat. N’est-ce pas lui qui a renversé le ministère Bourgeois ? Et n’est-ce pas là, sinon un crime inexpiable, au moins un crime qu’il faut expier ? Déjà, à ce moment, on avait agité sur le Sénat des foudres retentissantes ; on lui avait annoncé les plus terribles représailles ; on lui avait dit que son existence même était en jeu. Au fond, tout cela était épouvantail d’opéra-comique, et c’est bien ainsi que le Sénat l’a entendu ; mais sa placide indifférence ne faisait pas l’affaire des radicaux, et ils ont cru leur honneur engagé à donner une suite quelconque à leurs menaces. Depuis plusieurs années, une commission de la Chambre était devenue le réceptacle de toutes les propositions de réforme qui, après avoir germé dans le cerveau de tel ou tel député, s’en détachaient sous la forme d’un imprimé, lorsqu’elles paraissaient à leur auteur suffisamment mûres. Il y en avait plusieurs qui menaient dans ces limbes une vie somnolente, sans que personne troublât leur repos. L’organisme parlementaire présente un nombre assez considérable de ces cellules paresseuses et longtemps inertes, qui attendent l’occasion d’entrer en activité. Quelques-unes l’attendent toujours. Mais il en est d’autres qu’une circonstance imprévue fait passer du non-être à l’être, et c’est ce qui est arrivé à la commission chargée d’examiner les diverses propositions relatives à la réforme du Sénat. De toutes ces propositions, la commission a fait une proposition unique, et elle a choisi M. Trouillot pour la rapporter. Personne ne pouvait se tromper sur ses intentions. Il s’agissait là d’une variante au vieux cri de guerre : « Sus au Sénat ! » que feu Madier de Montjau a poussé un jour à la tribune, et cela, d’avance, condamnait la réforme, à supposer qu’il y eût vraiment une réforme à faire.