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Il se passe de documens, d’explications, d’excuses surtout, tirées de l’époque ou du milieu. Il est au-dessus de toute contingence et de toute relativité. Les œuvres au contraire, voire les chefs-d’œuvre contemporains, n’en sont pas affranchis. C’est en les écoutant, eux, et non les vieux chefs-d’œuvre, que nous avons à nous défier du milieu, du temps surtout, qu’ils n’ont pas vaincu encore et que peut-être ils ne vaincront pas tout entiers. Au contraire un Orphée, un Don Juan nous apparaissent sub specie æterni. Ils nous rassurent et nous réconfortent. Ils attestent que dans l’ordre même de la Beauté tout n’est pas un perpétuel devenir, mais que l’être, l’être immuable y a sa part, qui ne lui sera pas ôtée.

Ce n’est donc pas le fantôme, l’ombre d’un chef-d’œuvre que nous venons de revoir, mais un chef-d’œuvre vivant, et pour jamais. Oui, celui-là plus que tout autre peut-être a la vie, la vie totale, faite de joie et de deuil, secouée de sanglots et de rires. Vie plus humaine, plus active, plus vivante enfin que chez Gluck lui-même, fût-ce dans la douleur ou le désespoir : en écoutant Dona Anna, souvenez-vous d’Iphigénie, orpheline elle aussi et elle aussi plaintive. Partout elle déborde, cette vie joyeuse ; elle entreprend jusque sur la mort. Dans le duo du cimetière, elle glisse, elle court, elle se joue entre les tombeaux. « C’est qu’on pleure en riant », comme a dit Musset de la Sérénade, et ce qu’il en dit est vrai de l’œuvre entière. Enfin cette vivante beauté que tout Don Juan respire est une beauté intime et familière ; elle n’a rien qui étonne ou effarouche, rien qui tienne à distance et défende d’approcher. Aux choses les plus hautes, les plus graves, Mozart touche avec des mains aussi pures mais aussi libres que les mains d’un enfant. Au dernier moment, avant de faire parler le Commandeur, on sait comme il nous a parlé lui-même et de lui-même, avec quelle grâce et quel abandon. Est-il rien de plus cordial et de plus touchant que le rappel de l’air de Figaro ? — Non più andrai… C’est d’abord un souvenir, un remerciement au public de Prague, à ces amis qui, n’ayant pas été indignes du premier chef-d’œuvre, avaient mérité que Mozart écrivît pour eux le second. Non più andrai… N’est-ce point aussi comme un présage que jusqu’au bout de son destin et de son génie, il ne devait pas aller, le jeune homme divin ! Non più andrai… Enfin c’est la musique elle-même à qui la chanson semble dire : Un art plus sombre, de plus austères génies vont naître ; mais en ces régions tempérées et heureuses, à cet idéal sublime et souriant, tu ne reviendras plus jamais.


CAMILLE BELLAIGUE.