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obscure et prompte d’un vieillard assassiné au seuil de sa maison. L’épée de Don Juan et l’épieu de Hagen ont tranché sans doute d’inégales destinées. Qu’importe, si pour nous abattre tous il ne faut jamais qu’une seule mort. Et c’est de la mort même, sans regarder qui elle frappe, que Mozart s’est ému ; c’est de la commune mort qu’en vingt mesures à peine, — avec quel respect, quelle pitié, quelle épouvante, — il a su rendre l’horreur ; c’est sur tout cadavre humain qu’il a laissé tomber et mourir elles-mêmes les notes d’un hautbois inconsolé.

Quoi de plus simple encore, et d’obtenu à moins de frais, que la couleur fantastique ou surnaturelle ? « Viendras-tu souper ? — Oui. » De quels éclats d’orchestre, de quelles harmonies extravagantes un musicien moderne aurait-il souligné l’acceptation d’outre-tombe ! Mozart la glisse en passant dans la trame souple et courante du duo, et pour l’en détacher, froide et sentant le sépulcre, il suffit d’une note de cor et d’une modulation que nos écoliers mépriseraient. Et l’entrevue suprême, avec ces gammes tranquilles, ce rythme impassible comme une loi qui s’accomplit, cette marche harmonique sans relâche et sans colère, sans bruit, sans hâte surtout, où paraît quelque chose de l’éternité, quelque chose d’invariable et de calme comme elle ! Mais que sert-il ici de discourir, et, comme disait Lacordaire parlant des récits divins, qu’écrirais-je de telles pages, puisque de telles pages sont écrites !

Dans le chapitre cité plus haut, l’auteur des Bases de la Croyance examine la situation qui nous est faite aujourd’hui en face de toute œuvre séculaire et consacrée. L’appréciation, dit-il, n’en saurait plus être « une constatation pure et simple du « frémissement esthétique » que ladite œuvre a provoqué à un moment donné chez le critique. » De nouveaux élémens sont intervenus, qui presque fatalement prédominent. Considérations d’époque, de milieu, de perspective historique, influence de l’opinion générale et de la tradition, tout cela n’a pu manquer de modifier l’admiration primitive, de la fortifier peut-être, mais aussi de la refroidir, et de la faire passer en quelque sorte de l’ordre ou du mode du sentiment dans celui de la connaissance. C’est ainsi qu’un Orphée, un Don Juan, et tant d’œuvres immortelles, finissent par ne l’être plus que d’une « immortalité de bibliothèque et de musée », par fournir « des matériaux aux critiques et aux historiens plutôt que de la jouissance à l’humanité. » — Oui, mais heureusement il suffit de reprendre Don Juan, Orphée, pour que leur immortalité rajeunisse, pour que nous ressentions à nouveau « le frémissement », pour que notre admiration retourne ou remonte de l’ordre de la connaissance à celui du sentiment.

Cette fois plus que jamais nous avons joui de Don Juan sans égard à tout ce qui n’est pas Don Juan. Il n’a besoin qu’on le rapporte à rien.