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école de géomètres est, de nos jours même, au premier rang. Mais l’esprit de géométrie n’empêche pas l’esprit de finesse : ne sont-ce pas les Descartes et les Pascal qui furent à la fois si rigoureux géomètres et si fins penseurs ? L’aptitude à découvrir des rapports, caractéristique du génie français, explique le plaisir que nous éprouvons à jouer avec les idées mêmes, à les combiner de mille manières, à les mettre tantôt en harmonie, tantôt en contraste. Si le rapport découvert est à la fois juste et inattendu, notre facilité à saisir ainsi le difficile et à l’exprimer sous une forme piquante constitue l’ « esprit ». L’humour germanique ou britannique, avec son âpreté et son amertume, exprime plutôt l’indépendance du moi sensitif et volontaire, qui se pose en face des autres moi pour s’affirmer ; l’ « esprit » français, lui, a quelque chose de plus purement intellectuel et, dans sa malice même, de plus désintéressé : c’est moins un choc de personnalités qu’un choc d’idées, d’où jaillissent des étincelles. Quand le moi s’y introduit, c’est sous la forme sociale de la vanité mondaine : désir de plaire aux autres en les amusant.

Diminuez à la fois la largeur et la profondeur de l’intelligence française, mais en lui laissant sa clairvoyance et sa justesse, vous aurez le bon sens à la fois théorique et pratique, aigu chez les uns, obtus chez tant d’autres. Ennemi des aventures et aussi du terre à terre, le sens commun est la qualité des masses celto-slaves plutôt que des races germaniques et Scandinaves ou même des races méditerranéennes ; aussi est-il fréquent chez nos paysans et chez nos bourgeois : il s’accommode avec la constante préoccupation de l’intérêt positif et immédiat. Ajoutons que, trop souvent, le bon sens nuit à l’originalité. « L’homme, en France, dit Gœthe, qui ose penser et agir d’une manière différente de tout le monde, est un homme d’un grand courage. Nul peuple n’a au même degré et le sens et la peur du ridicule : le moindre écart de la forme harmonieuse, parfois de la forme convenue, choque son goût. » Tout ce qui est trop personnel paraît excentrique et comme empreint d’égoïsme à notre esprit éminemment sociable.

Tels sont les caractères traditionnels du génie français. Sont-ils changés de nos jours, au point de faire croire à une sorte de désorganisation psychologique ? Il ne le semble pas. La mode, dont nous sommes toujours esclaves, peut bien produire chez nous un engouement tantôt pour l’esprit slave, tantôt pour l’esprit Scandinave ; nous nous ouvrons davantage à des idées et à des sentimens exotiques ; au fond, nous demeurons Français.