Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/709

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la vie courante. L’une et l’autre El vires sont médiocres et n’en font guère plus d’une passable à elles deux. Les deux Leporellos au contraire en font bien deux, et de premier ordre, avec des mérites égaux mais divers. Divers aussi leurs deux maîtres : l’un chante d’une voix plus belle, plus vraiment chantante, qu’on souhaiterait seulement plus légère et comme ailée ; de l’autre, toujours adroit et intelligent, la voix a paru fatiguée et creuse. L’un pourrait avoir plus de grandeur et d’élégance ; l’élégance de l’autre a quelque chose d’équivoque, de louche, et de moins passionné que vicieux. Enfin je ne me souviens que d’une Zerline, qui fut exquise, et je veux oublier les deux Commandeurs, l’un fantassin, l’autre cavalier, et leurs voix de coton sortant de leurs bouches de pierre.

Allez donc entendre Don Juan à l’Opéra-Comique ; allez aussi l’entendre à l’Opéra. On le jouerait ailleurs demain qu’il y faudrait courir encore. Mais le mieux, le rêve serait peut-être de l’entendre au Conservatoire, sans décors ni costumes, uniquement beau de sa musicale beauté. Le régisseur de la scène de Prague, au temps de Don Juan, s’appelait Guardasoni, et ce nom a l’air d’un avertissement ou d’un programme. C’est bien aux sons, rien qu’aux sons, qu’il faut prendre garde ici. Nul chef-d’œuvre de musique n’emprunte moins que Don Juan à l’extérieur, à l’accessoire, atout ce qui n’est pas la musique. En l’écoutant j’admirais une fois de plus combien la matière ou le matériel de cet art est peu de chose et je souscrivais en moi-même à certaines observations formulées par un homme d’État qui est en même temps un philosophe. — Vous devinez tout de suite que je ne vais pas parler d’un Français.

Dans un chapitre de son livre récemment traduit : les Bases de la Croyance, M. Balfour écrit : « même au cours des périodes où le mouvement artistique est le plus actif, il est dangereux de supposer que mouvement est synonyme de progrès, si par progrès on entend l’augmentation des moyens propres à provoquer l’émotion esthétique. Il serait téméraire de le supposer, même en ce qui concerne la musique, où le mouvement a été plus remarquable, plus continu et en apparence plus progressif, pendant une longue période de temps, que dans n’importe quel autre art[1]. » Résumant alors ce mouvement et les découvertes successives qui constamment ont renouvelé la musique, l’auteur se demande quel en a été le profit net. « Au cours de cette vaste évolution, dit-il, la position et l’importance de cet art (la musique), en parallèle avec les autres, semblent être restées sensiblement les mêmes. Son importance était aussi grande quatre cents ans avant notre ère qu’elle l’est aujourd’hui. Sa position était aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles ce

  1. Les Bases de la Croyance, par M. A. -J. Balfour. Traduit par M. G. Art, avec une préface de M. F. Brunetière ; à Paris, chez Montgredien et Cie, 1896.