Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/707

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle était allemande, et pour une traduction de Don Giovanni le défaut est capital. Mais il est un mot, un nom du moins, que M. Possart n’a pas laissé traduire : c’est le nom du héros. « Don Juan », avec la prononciation espagnole, n’est pas chantable. Il ne pouvait être question, n’est-ce pas, de « Herr Johann ». On a donc gardé « Don Giovanni », les quatre syllabes nécessaires dans la scène finale aux quatre notes de la formidable apostrophe. En France malheureusement nous avons moins de scrupule. Don Juanan ! anonne le Commandeur de l’Opéra, et plutôt que de se chanter, cela devrait se braire. Plus soucieux de l’euphonie et moins de la nature, du naturel au moins, qui recommande d’appeler d’abord les gens par leur nom, le Commandeur de l’Opéra-Comique chante : Voici l’heure ! et cela sonne aussi faux, aussi maigre, que retentit avec puissance, avec logique, ce Don Giovanni ! que jamais rien ne remplacera. Si on objecte qu’il est bizarre de nommer en italien un personnage espagnol sur un théâtre français, à la bonne heure. Mais alors que pour tous il n’y ait qu’une loi : qu’on appelle également Leporello Petit-Lièvre et qu’on donne du « Monsieur Octave » au seigneur Don Ottavio.

De nos deux Don Juan, ceux de l’Opéra et de l’Opéra-Comique, le meilleur, le plus approchant du véritable, est celui qui est au coin du quai. Il a sur l’autre des avantages positifs ; il en a de négatifs aussi.

La convenance du local d’abord. Il y a décidément incompatibilité entre l’opéra de Mozart et l’Opéra de M. Garnier. Si « les chefs-d’œuvre, comme les loups, ne se mangent pas entre eux », une œuvre peut manger un chef-d’œuvre ; c’est le cas toutes les fois qu’on reprend Don Juan à l’Académie de musique. On répondra que Don Juan est si grand, qu’il n’y a rien de trop grand pour lui. J’accorde même que Don Juan soit ce qu’il y a de plus grand. Mais il est surtout ce qu’il y a de plus dense, celui de tous les opéras où le plus de génie se trouve concentré, sublimé dans le moindre volume. Toute la beauté de la musique de théâtre est en lui, mais comme toute l’odeur de rose en une seule rose : elle peut fleurir dans une salle immense, elle ne l’embaumera pas.

C’est un idéal supérieur que celui de Don Juan ; mais c’est un idéal prochain. Or à l’Opéra tout l’éloigne. Il s’évanouit et se perd dans une salle, sur une scène entre lesquelles je ne sais quel abîme coupe toute communication. Qui donc entendit jamais, pendant le bal, les deux petits orchestres sur le théâtre ? L’autre même, le grand, sonne mal. Sans compter qu’il ne joue guère mieux qu’il ne sonne. Il semble avoir désappris le style de Mozart. Plus de rythme, de mesure, d’accent ni de nuances. Impossible d’accompagner avec plus de mollesse, pour ne pas dire de veulerie, avec moins de modelé dans les sons, les récitatifs de Dona Anna. Trop serrées et sans mordant les gammes du duel ; savonneuses, les attaques de basses dans l’air vengeur de Dona Anna.