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à leur gloire, et que la volonté d’Eschyle y apparaît avec évidence de faire pleurer les vainqueurs et leurs femmes sur l’ennemi vaincu, de les contraindre à communier avec ce malheureux dans le sentiment de la fragilité des choses et de l’immense misère terrestre. Et voilà, certes, un beau miracle de sympathie, d’humanité et de charité.

Enfin, les Perses nous ont émus comme la célébration d’un des grands anniversaires de notre histoire. On a dit souvent que la victoire de Salamine avait sauvé la civilisation. Il est sûr, en tout cas, que, si les Athéniens avaient été vaincus par les Perses, nous tous, à l’heure qu’il est, nous aurions une autre vie, d’autres pensées, un autre cerveau. Non que la conquête eût pu effacer l’âme et le génie helléniques : peut-être même la Grèce, province tributaire du roi de Perse, eût-elle vécu plus longtemps qu’elle ne sut vivre livrée à elle-même. Mais alors c’est dans l’Orient que son génie eût rayonné et que son influence se fût exercée, et plus profondément et plus durablement que par la rapide promenade d’Alexandre.

Xerxès, dans Hérodote, a des éclairs de générosité et de raison. Il écoute volontiers son oncle Artaban et, une fois, l’ayant maltraité, il lui fait des excuses publiques. Les larmes qu’il verse en songeant que, de toute son armée, nul ne vivra dans cent ans, sont des larmes assez distinguées. Il s’irrite d’entendre dire que les Grecs combattent pour l’honneur, non pour l’argent : c’est donc qu’il comprend ce que c’est que l’honneur. Il eût fort bien pu se laisser séduire au charme des Grecs, les traiter doucement, attirer leurs poètes, leurs philosophes et leurs artistes ; et pourquoi Thémistocle ne fût-il pas devenu quelque chose comme son premier vizir ? La science et la sagesse des conseillers hellènes eût servi, fortifié, étendu peut-être l’empire perse. Par suite, l’empire romain, outre qu’il eût été privé de l’enseignement grec, eût trouvé de sérieux obstacles à son développement oriental. Il ne faut donc pas conclure que la civilisation eût sombré : mais elle eût été autre, et le centre géographique en eût été déplacé. Et je ne vous dirai pas ce qu’il fût advenu du christianisme : mais son champ de propagande eût été déplacé, lui aussi, par-là même, et son esprit et sa forme sans doute modifiés. À moins qu’il n’y eût pas eu de christianisme du tout : hypothèse qui n’a rien d’hétérodoxe, puisque, étant donné que l’humanité doit vivre, vraisemblablement, un bon nombre de miniers d’années, on ne voit à priori aucune raison pour que Dieu lui ait envoyé son Messie vers l’an 4 000 de la création (si nous en croyons l’Écriture) plutôt qu’en l’an 15 000 ou 20 000… Il reste que la bataille de Salamine, gagnée par les Grecs, a très probablement changé la face du monde ; que, perdue par eux, elle l’eût changée également, mais d’une tout autre façon ; que cette bataille est donc un des trois ou quatre événemens intellectuels les