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tout est intelligible, sinon pour notre science imparfaite, du moins pour une science achevée. Le génie allemand, au contraire, entrevoit partout quelque chose d’impénétrable à l’intelligence et suppose que, par le sentiment ou par la volonté, on peut y atteindre : il admet dans la réalité de l’infra-logique ou du supra-logique. Ce qui est au-dessous de la raison et plus fondamental qu’elle, c’est la nature : de là le naturalisme germanique ; ce qui est au-dessus de la raison, c’est le divin : de là le mysticisme germanique. En outre, comme l’au-dessus et l’au-dessous se confondent indiscernables en une même nuit, naturalisme et mysticisme en viennent à se fondre eux-mêmes dans l’esprit allemand. Le génie français, au contraire, n’est ni naturaliste ni mystique ; il ne peut pas plus se contenter du fait brut et obscur que du sentiment et de la foi, plus obscurs encore : il aime par-dessus tout la raison et les raisons. C’est nous, plutôt que l’Allemand Gœthe, qui pourrions nous écrier : « De la lumière, plus de lumière ! »

La raison « tend essentiellement à l’unité », comme disait Platon. Notre amour de l’unité nous rapproche encore des anciens et surtout des Romains, qui l’ont développé en nous. Il produit une certaine intolérance intellectuelle pour tout ce qui s’écarte de l’opinion régnante, parfois même de notre opinion propre, — que nous sommes naturellement portés à trouver la seule rationnelle. Notre esprit est doctrinaire d’instinct. Heureusement, notre désir de gagner la sympathie des autres nous induit à leur faire tant de concessions.

Portez à leur plus haut degré les qualités de l’intelligence française, vous aurez cette faculté d’analyse qui parfois dénoue les questions les plus embrouillées, qui égale en subtilité la subtilité des choses, qui les ramène à leurs élémens intelligibles, les détermine et les définit, puis les classe en bon ordre et les réduit sous le joug des lois. Vous aurez encore ce talent de déduction qui suit le fil délié du raisonnement à travers tous les labyrinthes sans laisser échapper un seul anneau de la chaîne des raisons ; vous aurez cette dialectique rappelant celle des Grecs, mais plus sensée et moins sophistique. Vous aurez enfin ce don de simplifier la réalité en la réduisant, comme fait le mathématicien, à ses élémens essentiels, et d’en obtenir ainsi une représentation fidèle, quoique abstraite, une projection lumineuse sur le plan de notre esprit. A cet art de décomposer et d’expliquer ce qui est, joignez encore le talent plus rare de deviner ce qui peut être ou ce qui doit être, vous aurez le génie d’invention mathématique et logique qui fut fréquent en France. Une des sciences où la France a excellé, excelle encore, c’est la mathématique. Notre