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menace de la dénoncer à son mari, et finalement (ce qui est peut-être pire) la dénonce en effet au couple des parens pauvres, au risque de faire tuer par Rougier ce fils qu’elle adore si bizarrement. Bref, Mme Rougier est « un cas ». Ce cas, je ne le crois pas impossible : notre cerveau est une caverne où passent quelquefois des fantômes inavoués… Mais que ce cas était malaisé à faire admettre ! On a dit que M. Guinon n’avait pas assez expliqué la jalousie si spéciale de Mme Talvande : s’il l’eût expliquée, c’eût été plus étrange encore, car il ne le pouvait faire qu’en nous montrant avec une précision blessante, dans les ténèbres de l’âme de cette bonne mère, l’obsession d’images qu’une foule assemblée n’aurait certainement pas aimé à rencontrer là.

L’interprétation de ce drame douloureux et malsain est fort remarquable. Mme Réjane joue le rôle de Louisette de tout son corps et de tous ses nerfs, avec une vérité, une hardiesse, un emportement, qui rendent difficile de déterminer ce qui, dans l’effet total des deux grandes scènes que j’ai retenues, revient à l’auteur et ce qui revient à l’interprète. Le sincère Mayer soutient fort bien ce voisinage, en apportant au rôle du mari sa simplicité toujours si attentive et si véridique. Nommons aussi avec éloge M. Lagrange, M. Dauvilliers, Mme Samary, pleine de vaillance dans le rôle offensant de la mère, Mme Henriot, et enfin M. Magnier, quoique la diction de ce jeune comédien sente encore un peu l’école.


L’Odéon, à l’un de ses jeudis classiques, nous a donné les Perses d’Eschyle, représentation préparée, il serait injuste de l’oublier, par M. Antoine. Cela a été fort convenable. On a eu tort de critiquer le décor, qui était ce qu’il devait être : une reproduction sommaire du décor fixe du théâtre de Bacchus, avec ses trois portes, celle du palais, celle de la ville et celle de la campagne, par où entraient les étrangers. Mais naturellement on n’a pu nous rendre ni la grandeur du spectacle, ni la musique, ni les évolutions du chœur, ni la magnificence des costumes, ni l’entrée d’Atossa sur un char, ni le ciel d’Athènes, ni la mer toute proche (lamer de Salamine), ni le verbe splendide et retentissant de cet Eschyle, qui fut probablement, avec Shakspeare et Hugo, le plus grand inventeur d’images qu’on ait vu dans les littératures indoeuropéennes. (Si vous voulez avoir quelque idée de ce style, lisez, dans la seconde Légende des Siècles, une pièce intitulée, je crois, les Trois Cents, et qui est presque une traduction du commencement des Perses.) Mais enfin l’Odéon nous a aidés à ressusciter dans nos imaginations une grande œuvre et un grand spectacle.

Je ne vous redirai point que c’est un trait de génie d’avoir transporté la scène à Suse, en sorte que les Perses, c’est la bataille de Salamine vue de la cour de Xerxès et immensément agrandie par la