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résistait à tous les traitemens, à tous les régimes ; cet arbre étiolé, pauvre de sève, ne portait que des fleurs étiques et des fruits pâles et sans saveur. Comment Charlotte avait-elle pu s’imaginer qu’elle cueillerait un jour des oranges sur ce maigre et languissant poirier, dont les poires étaient à peine mangeables ?

Quand elle eut perdu l’illusion qui seule donnait du prix à sa vie, elle se prit en pitié, se rongea, se consuma et résolut d’en finir par un coup de désespoir. Une lettre adressée par Veit à un oncle d’Henri Stieglitz, et publiée par. M. Geiger, nous fait connaître exactement ce qui se passa dans la soirée du 29 décembre 1834. Charlotte envoya son mari à un concert de Ries, et se dispensa de l’accompagner, en alléguant l’état de sa santé. Dès qu’il fut parti, elle lui écrivit un billet, qu’elle déposa sur son pupitre. Puis elle se mit au lit et se plongea dans le cœur un poignard, qu’elle eut la force de retirer et de placer près d’elle. La servante, à qui elle avait enjoint, quelques instans auparavant, de préparer un souper à Stieglitz, entendit son râle et donna l’éveil. On enfonça sa porte ; elle ne respirait plus.

L’opinion la plus accréditée, à laquelle M. Geiger paraît se rallier, est qu’elle s’était tuée dans la pensée qu’une forte secousse, une violente émotion était le seul moyen de réveiller l’âme engourdie de son poète hypocondre, et de lui donner du talent. M. de Treitschke a traité cette explication de légende ; il estime qu’elle s’est tuée, parce qu’ayant reconnu son erreur, elle ne pouvait plus supporter la vie. On ne peut nier que depuis longtemps elle n’eût des doutes, des inquiétudes, de cruelles perplexités. Dès le 20 novembre 1828, elle avait écrit à son malade : « Il est dur, très dur, de constater que l’homme dont on préfère le bonheur à tout, est son propre ennemi. Malheur à toi, malheur à moi, si tu te crois né pour être poète et ne trouves aucune joie dans ton métier ! On n’enfante que dans la joie. » La lettre de Veit, citée par M. Geiger, nous apprend « que les perpétuelles et stériles agitations de Stieglitz étaient devenues insupportables à sa femme, amoureuse de paix et d’harmonie, qu’elle ne pouvait voir sans douleur que le compagnon de sa grande âme, absorbé dans de puériles et mesquines préoccupations, fût incapable de s’envoler avec elle dans ces régions sereines d’où l’on voit de haut la vie et ses misères, qu’il y avait des momens où ses mélancoliques réflexions usaient, minaient sa santé. » — « Que pouvait-elle encore demander au ciel ? ajoute Veit. Elle en avait assez de la vie. Mais on ne succombe pas si facilement aux blessures de l’âme, et la nature n’envoie pas la mort à qui la demande. Elle s’est aidée. »

Après tout, les deux versions ne sont pas inconciliables. Quand Charlotte Stieglitz eut reconnu que son dieu n’était qu’une misérable idole, indigne des soins et des hommages qu’elle lui rendait, le dégoût la saisit et elle résolut de mourir. Mais peut-être, pour s’encourager a