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homme qui avait dix ans de moins qu’elle, et, chose curieuse, c’était encore un docteur ; elle finissait par où elle avait commencé. Après de longues négociations, elle obtint son divorce et convola. Médecin de renom, habile chirurgien, professeur à l’université de Berlin, Jean Frédéric Dieffenbach fournit la plus brillante carrière ; mais il ne s’occupa point de rendre sa femme heureuse ; elle connut tous les tourmens de la jalousie, jusqu’au joui* où un second divorce, prononcé en 1833, lui rendit sa liberté. Elle continua de vivre à Berlin, entourée de très jeunes gens, auxquels elle essayait peut-être d’apprendre la musique qu’elle aimait. Lorsqu’elle quitta ce monde en 1842, Dieffenbach écrivit à un ami : « Ainsi la pauvre femme est morte ! » Il avait raison de la plaindre ; mais je ne crois pas qu’il l’ait pleurée.

Ce fut en 1893 que M. Henri Meisner publia à Leipzig les lettres de Guillaume de Humboldt et de Maurice Arndt à Jeanne Motherby ; la même année paraissait à Berlin « la correspondance d’un prince allemand avec une jeune artiste », autre souvenir curieux de l’époque romantique. Le prince en question était le duc Auguste-Emile de Saxe-Gotha, qui avait été un bon petit souverain, très appliqué au gouvernement de ses petits États, ami des arts et des sciences, fervent admirateur de Napoléon Ier, qu’à la vérité il abandonna quand son étoile eut pâli, mais bien à contre-cœur et sans conviction. Ce bon prince avait des lubies. Quoiqu’il ne fût jamais malade, il s’alitait pour donner audience aux envoyés étrangers. Il ne montait jamais à cheval ; il n’assista qu’à une partie de chasse, après avoir donné l’ordre que personne ne tirât un seul coup de fusil. Il avait une singularité plus bizarre encore ; il regrettait de n’être pas né femme, il rougissait d’appartenir à un sexe qui, disait-il, était « un composé de poison, de saleté et de sottise. » Il aimait à écrire ; il commençait des romans qu’il ne finissait pas ; le seul qu’il ait achevé est intitulé : Kyllenion ou une année en Arcadie. Fort brillant dans la conversation, il a tenu tête un jour à Mme de Staël. Il avait l’esprit incisif, mordant, acéré, et c’était un honneur dangereux que de diner à sa table ; on ne pouvait savoir lequel de ses invités il prendrait pour plastron.

Jean-Paul avait dit de lui : » S’il avait un cœur, il serait le plus grand des poètes. » Qu’il eût ou non un cœur, il voulut tâter de l’amour romantique ; peut-être avait-il trop tâté de celui qui ne l’est pas. Le hasard amena à Gotha une jeune artiste, Thérèse de Winkel, qui jouait admirablement de la harpe, avait du talent pour la peinture, faisait des copies dans les musées, surtout à Dresde et à Paris. Elle composait aussi des vers. Quoiqu’elle ne fût pas belle, quoique dès sa jeunesse elle ait eu l’air « d’une vieille fille sans charmes », elle plut infiniment au prince Auguste-Emile. Nous avons affaire ici à la forme la plus platonique, la plus chaste du romantisme, et M. Geiger a pu se dispenser de nous prémunir contre les méprises. Le duc engagea Thérèse à