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la femme toutes les charges, qu’elle est tenue de s’annuler, de s’anéantir, de renoncer à toute indépendance ; n’était-ce pas assez que l’homme daignât la considérer comme une partie de lui-même, l’autoriser à vivre pour lui et en lui ?

Cette profession de foi n’était pas contraire aux principes du romantisme ; mais les femmes n’admettaient pas que les obéissances fussent exigées, réclamées, imposées ; elles voulaient bien servir, mais elles entendaient qu’on les traitât en reines dans leurs abaissement volontaires. L’arrogance de Humboldt déplut à Jeanne Motherby, et elle se remit à chercher.

Le publiciste-poète Maurice Arndt était un de ces Allemands qui joignent la ruse à la candeur et dont on a dit qu’ils exploitent leur bonhomie. Quoiqu’il n’eût aucun penchant au romantisme, il apprit cette musique pour s’insinuer dans les bonnes grâces de Jeanne Motherby, qu’il appelait « son petit oiseau diapré, sein buntes Vöglein », et qu’il tutoya d’entrée de jeu ; Humboldt y avait mis plus de temps. Il lui écrivait : « Je t’envoie mille fois mille baisers, comme je sais les donner… Oh ! que je voudrais t’avoir réellement tenue sur mes genoux, ta petite tête appuyée sur ma poitrine, tes yeux pleins d’âme me caressant de leurs luisantes prunelles, tes douces lèvres de rose se gonflant doucement et imprégnées du miel de l’amour !… Furina, petit être vif aux couleurs changeantes, très douce petite Furina, que ne puis-je deux heures durant, non, pendant toute une nuit !… »

En contant cette aventure, M. Geiger nous engage à ne pas nous méprendre, il se donne beaucoup de mal pour nous persuader que certains transports lyriques ne sont que des façons de parler, qu’il y a des amours immatérielles dont une imagination échauffée fait tous les frais. Mais quand l’imagination s’échauffe, sait-on bien où l’on va ? Le romantisme ne répugnait pas aux équivoques, aux confusions ; il les cherchait ; il enseignait l’art de faire descendre le ciel sur la terre et de retrouver la terre dans le ciel ; sous le nom de l’amour idéal, il prêchait le mysticisme des sens, les spiritualités de la chair. Savons-nous bien ce qui serait arrivé si Jeanne avait eu la bouche moins grande ?

Veuf depuis peu, Arndt songeait à se remarier ; ce qui me paraît certain, c’est que cet homme avisé prenait ses précautions, que, tout en parlant à Furina « des flammes qu’elle allumait dans son cœur, des songes célestes qu’elle lui procurait, des joies paradisiaques dont elle l’abreuvait », il s’arrangeait pour ne pas se mettre sur les bras un fardeau incommode. Il disait tout, mais n’avait garde de tout faire. Un jour qu’elle lui avait expliqué ce qu’elle ferait si elle était libro, il se hâta de lui répondre qu’il préférait les rêves aux réalités, — et cette fois encore, Furina se remit à chercher.

L’homme idéal, qu’elle désespérait de rencontrer jamais dans cette vallée de misères, s’offrit à elle, en 1818, sous les traits d’un jeune