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On raconte que jadis la maréchale de Grancey, qui avait de grandes qualités, mais qui était fort impérieuse, après s’être beaucoup amusée, sentit le besoin de s’instruire et de lire. Lorsqu’elle lut les grands hommes de Plutarque, elle demanda pourquoi il n’avait pas écrit l’histoire des grandes femmes. L’abbé de Châteauneuf la rencontra un jour toute rouge de colère. Elle avait ouvert par hasard un livre qui traînait dans son cabinet ; c’étaient les épîtres de saint Paul ; elle y avait vu ces paroles : « Femmes, soyez soumises à vos maris. » Elle avait jeté le livre, tant ce précepte lui avait paru impertinent. Elle ne consentit à s’apaiser que lorsque l’abbé lui eut expliqué que saint Paul avait toujours passé pour avoir l’esprit un peu dur, qu’il ne fallait pas prendre au pied de la lettre toutes ses décisions, qu’on lui reprochait d’avoir eu beaucoup de penchant pour le jansénisme. « Je me doutais bien que c’était un hérétique », dit-elle, et elle se remit à sa toilette. Comme elle, les féministes allemandes les plus modérées estiment que le temps des Geneviève de Brabant est à jamais passé, que c’est manquer à la femme que de lui imposer comme une vertu sacrée l’aveugle soumission, la servitude qui ne raisonne pas, qu’elle a mieux à faire dans ce monde que de se plier à tous les caprices d’un mari bizarre, alcoolique ou dissipateur, et que tout code qui la met à sa merci est un code inique, qu’il faut se hâter de réviser. Elles estiment aussi que le mariage n’est pas la seule fin pour laquelle les femmes ont été créées, que nombre d’entre elles ne trouvent pas de mari, que d’autres ont le droit d’aimer et de garder leur liberté, que dans un monde bien organisera femme qui par goût ou par nécessité se voue au célibat doit avoir les moyens de se procurer une honnête indépendance, qu’il lui est permis de vivre pour elle-même, si cela lui convient, par elle-même, si elle le peut. Ainsi que la maréchale de Grancey, les féministes bourgeoises goûtent peu la morale de saint Paul, qui leur semble fort surannée et très révoltante ; mais comme elles vivent au XIXe siècle, elle ne se contentent pas de se fâcher et de se remettre à leur toilette ; elles tiennent des congrès et s’appliquent à prouver qu’elles peuvent être d’aussi bons orateurs que les hommes, et que si elles les égalent dans l’art de la parole, elles les surpassent dans l’art d’écouter.

Que les Allemandes ont changé, et combien ces féministes, tout occupées de défendre contre l’homme leur dignité et leur indépendance, ressemblent peu aux bourgeoises romantiques du commencement du siècle, telles qu’on en vit beaucoup à Iéna, à Heidelberg, à Wurzbourg et même dans le prosaïque Berlin ! Le romantisme, qui n’a été en France qu’une école ou une mode littéraire, fut en Allemagne un dogme, une religion, une règle des mœurs, à laquelle on faisait gloire de conformer sa vie, — qu’est-ce que la foi sans les œuvres ? — Cette religion enseignait que la femme qui prétend s’émanciper de la domination de l’homme n’est pas une vraie femme, qu’elle doit vivre par lui et en lui, que sa