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vitalité l’emportent, au détriment de ceux qui arrêtent ou retardent l’élan, qui exigent un effort, surtout de ceux qui aboutissent à une dépression plus ou moins momentanée. Aussi avons-nous toujours, comme nos ancêtres, la pente au plaisir et à la joie sous toutes les formes, principalement les plus spontanées et les plus faciles. Nous sommes restés, en général, moins capables de passion profonde que d’enthousiasme ; j’entends par-là une exaltation soudaine, parfois passagère, sous l’influence de quelque grande idée et du sentiment qu’elle excite. Changez l’idée, détournez l’esprit vers une nouvelle voie par de nouveaux raison-nemens, l’orientation des sentimens changera du même coup, parce qu’ils étaient moins l’expression propre de l’être intime que le passage en lui d’un courant intellectuel venu de plus haut.

Le second trait de la sensibilité française est, encore aujourd’hui, sa direction centrifuge ou expansive ; et ce caractère semble principalement celtique. Il est d’ailleurs fréquent chez le tempérament sanguin-nerveux, qui n’est pas concentré ni intensif, mais plutôt diffusif, communicatif et rayonnant. On en peut déduire une importante conséquence. Rapprochez un grand nombre d’hommes ayant cette sensibilité vive et débordante : il en résultera nécessairement une action et réaction offrant rapidité et intensité : c’est dire que la sympathie s’établira vite et que tous ces hommes vibreront à l’unisson. Le développement supérieur de l’instinct social en France a sans doute encore des causes intellectuelles et historiques, mais son premier germe nous paraît être dans cette contagion rapide de sensibilités expansives chez qui la suggestion mutuelle est portée au suprême degré. Au fait, est-il peuple sur lequel la vie collective ait eu et ait encore plus d’influence que sur les Français, qui ont toujours besoin de se sentir en harmonie avec les autres ? La solitude nous pèse ; si l’union fait pour nous la force, elle fait aussi pour nous le bonheur. Nous ne pouvons consentir à penser seuls, à sentir seuls, à jouir seuls ; nous ne pouvons séparer la satisfaction d’autrui de notre satisfaction propre. Aussi avons-nous souvent la naïveté de croire que ce qui nous rend heureux rendra heureux le monde, que toute l’humanité doit penser et sentir comme la France. De là notre prosélytisme, de là le caractère contagieux de notre esprit national, qui finit souvent par entraîner les autres nations elles-mêmes, malgré le flegme naturel des unes et la défiance prudente des autres. Le revers de cette qualité, c’est une certaine tyrannie de bonne volonté à l’égard de nos semblables, qui fait que nous voulons absolument les amener à sentir et à penser comme nous. Souvent aussi, quand nous sommes de nature moins impérieuse, nous choisissons le plus court chemin, qui est de