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qui cependant n’était pas catholique, lui envoya en gage d’estime la croix de commandeur de l’ordre de Kalakaua Ier. Ce fut un grand jour pour les lépreux, sinon pour leur pasteur, que ce hochet embarrassait plutôt. Des cris d’allégresse retentissaient dans l’air, les femmes pleuraient de joie. Ils sont expansifs et tendres, ces pauvres réprouvés. Rien de touchant, paraît-il, comme l’arrivée du bateau qui amène de temps en temps dans l’île un renfort de population. D’avance, tout le monde est excité jusqu’à la fièvre ; les moins malades courent au lieu du débarquement, qui à pied, qui à cheval, et ce sont, des effusions de bienvenue répétées de maison en maison sur le passage du triste cortège.

Certes, le bon cœur de Charles Stoddard compatissait au sort des lépreux, mais il plaignait surtout ce prêtre, prisonnier volontaire entre le ciel et l’eau, presque sans correspondance avec le dehors, bien des gens ayant peur de la contagion que peut leur apporter une lettre. Souvent sa pensée alla chercher le solitaire pendant l’année qui suivit son voyage à Molokaï. Cette année n’était pas achevée quand le Père Damien écrivit incidemment, entre autres nouvelles, que les microbes s’étaient établis sur sa jambe gauche et son oreille. Déjà, et avec raison, il se déclarait perdu. Toutefois il existait encore quand son ami publia le récit de son excursion à Molokaï en le datant du jour de la Purification, 188u ; Stoddard était alors professeur à l’Université de Notre-Dame (Indiana).

On ne peut s’étonner que le souvenir de cette visite dans un cercle nouveau de l’enfer ait hanté à plusieurs reprises son imagination. Une courte nouvelle, entre autres, Joe de Lahaina, nous ramène d’une façon inoubliable au royaume de la lèpre.

L’auteur avait été retenu par la tempête dans le petit village de Lahaina, auquel une chanson indigène fait l’allusion suivante, à propos d’une jolie fille : « Son haleine est plus douce que les vents si doux qui soufflent sur la vigne en fleur de Lahaina. » Au milieu d’une de ces vignes, il habitait une maison d’herbe bâtie sur le modèle d’une meule de foin que des ouvertures quelconques perceraient de quatre côtés, et là un jeune serviteur soignait son ménage, c’est-à-dire qu’il lui épluchait une banane ou une noix de coco tout en lui volant son argent pour s’acheter des habits neufs, peccadille dont il ne faisait d’ailleurs aucun mystère. L’unique mérite de Joe était une beauté extraordinaire. Son maître, après avoir essayé d’éveiller en lui la conscience absolument absente, le laissa sur la plage où il l’avait trouvé. Quelques mois plus tard, il visite Molokaï et est reconnu par un malheureux épouvantablement défiguré qui l’appelle d’une voix