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corruption du tombeau, faisaient de leur mieux pour chanter. « Le grondement solennel de la mer accompagnait ce solennel service et le long soupir du vent était comme un soupir de sympathie. Impossible de ne pas penser aux lépreux dont parle saint Luc, qui, se tenant à l’écart, élevaient la voix et disaient : « Jésus, notre maître, ayez pitié de nous ! »

Presque jamais les deux amis, — le prêtre et l’étranger étant devenus amis très vite, — n’avaient le temps de se voir, car, après les offices, le Père Damien devait vaquer aux affaires temporelles de son peuple, préparer sa propre nourriture, nettoyer sa maison, homme à tout faire par excellence : médecin de lame et du corps, magistrat, maître d’école, charpentier, peintre, jardinier, cuisinier, fossoyeur au besoin. Lors de son arrivée à Molokaï, il avait eu tant de besogne que longtemps il coucha en plein air sous un arbre. Les blancs de Honolulu ayant envoyé du bois de charpente et un peu d’argent, il se bâtit enfin la petite maison où Stoddard reçut souvent la plus frugale hospitalité. Le repas préparé par le bon Père était accompagné d’une pipe ou d’une cigarette et l’on causait. Mais autrement il fallait chercher le Père Damien à l’hôpital, au chevet d’un moribond, ou parmi ses ouvriers, le marteau à la main, leur donnant l’exemple. L’Angélus venait-il à sonner, le travail était suspendu, tous s’agenouillaient, la tête découverte, et, au milieu d’un cercle recueilli, le prêtre récitait la prière, le bourdonnement confus des voix lui répondant avec le bruissement des feuilles de bananiers.

Un grand secours vint au Père Damien en la personne d’un confrère, le Père Albert, comme lui de la Société de Picpus, mais natif de Coutances, tandis qu’il était, lui, originaire de Belgique, parti de Louvain, sa patrie, pour les missions océaniennes dès l’âge de vingt-quatre ans. Le Père Albert, de son côté, avait porté l’Evangile dans l’archipel du nom de Pomoutou, qui forme entre Tahiti et les Gambier une longue traînée d’îlots madréporiques. Brisé par l’âge et la maladie, il reçut des médecins le conseil de s’en tenir aux îles Sandwich et alla se reposer chez les lépreux dont la direction lui parut chose facile après ses luttes, parfois à main armée, contre les missionnaires mormons qui empoisonnaient son ancien troupeau des plus mauvaises doctrines. Le Père Damien n’obtenant jamais qu’à grand’peine du conseil de santé la permission de rejoindre son confesseur dans une autre île, — car une fois établi à Molokaï on y reste, — se réjouit pour bien des raisons de ce voisinage inespéré. Malheureusement, le séjour du Père Albert ne se prolongea pas au-delà de cinq ou six ans. Les Pomoutou, délivrés des mormons, le rappelaient, et de nouveau le Père Damien se trouva seul. Le roi,