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l’île natale. Dans une maison de pierre, il étouffe, la mer l’attire, mais elle est si froide à New-York, et pas le plus petit cocotier ! A la fin, Kana-Ana ne fréquente plus que le port où certains étalages de coquilles et de coraux lui présentent un abrégé de l’Océanie ; il se croit ensorcelé ; bref, il faut le renvoyer à son monde auquel il racontera combien sont à plaindre et mauvais les gens des grandes villes. Mais la joie qu’il éprouve de revenir aux habitudes de sa libre enfance est de courte durée, une réaction s’ensuit ; l’aspiration vague vers ce qu’il a entrevu le saisit. Un germe funeste est tombé dans cette terre vierge : incapable de se laisser convertir à notre vie artificielle, il ne peut pas davantage retourner après cette expérience au contentement facile et à la confiance absolue, car il a appris à douter des choses et des personnes. Pendant de longs jours, il s’agite possédé d’un trouble étrange ; rien ne le console, ni ne le distrait ; le problème social est trop lourd pour cet esprit d’oiseau. Un soir que sa mélancolie nouvelle touche au délire, il se jette dans sa pirogue et s’en va droit devant lui sans savoir où. Peut-être pour retourner vers cette terre maudite dont l’attrait pervers le poursuit et qui a gardé son ami, peut-être pour fuir à jamais les visages humains auxquels il ne croit plus ; quoi qu’il en soit, la mer, sa première berceuse, berce son agonie ; elle l’endort dans son sein et ne rendra rien de lui, pas même un cadavre, aux récifs de corail.

Au fond, le résultat de cette camaraderie impossible est la conversion de l’ami blanc à une foi sauvage qui se résume en un article : voir, c’est croire. — Stoddard hérita de la confiance perdue par Kana-Ana et ne s’en trouva pas toujours bien par la suite.

Dans ces Idylles du Sud, il y a tout à la fois une œuvre d’art et d’attachantes confidences psychologiques, le mélange que Gœthe eût appelé : Dichtung und Wahrheit. Peu importe qu’ici la fiction l’emporte sur la vérité. Ce que l’auteur a voulu montrer, c’est la mortelle blessure faite par le contact de la civilisation à des créatures susceptibles et impressionnables.

Cette idée fondamentale du livre se retrouve dans Mysouth sea show, l’aventure d’un conférencier-explorateur quelconque qui rapporte de ses voyages en Polynésie un certain fils de roi surnommé Zèbre, à cause des tatouages qui le couvrent, attestant son rang illustre. Deux autres petits cannibales et une cargaison d’objets curieux de leur pays complètent un cadeau qui est reçu sans plaisir par de saintes femmes, dans un intérieur austère, où la Bible est lue régulièrement. Mais ces échantillons variés doivent contribuer au succès de lectures annoncées avec fracas dans la