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aussitôt séchées. Voici le décor : à l’une des extrémités des deux abruptes murailles parallèles recouvertes d’une tapisserie de fougères, deux exquises chutes d’eau rivalisent de blancheur et de légèreté ; à l’autre bout, la mer, la vraie mer du Sud, se brise immense sur un récif. Elle ride le courant placide de la rivière qui glisse en silence jusqu’à elle, ayant quitté pour cet embrassement les bassins profonds au-dessus des cascades. Ce paysage est animé par une figure digne de lui, digne aussi de la statuaire antique : voyez-la, coiffée d’un chapeau de feuillage, sommairement vêtue d’une courte tunique blanc de neige, draperie sans sexe d’où se dégage, bien plantée sur un corps svelte aux parfaites proportions, une jolie tête souriante, une tête de seize ans, éclairée par des yeux resplendissans comme des étoiles. Kana-Ana est le rejeton d’une race de chefs, c’est-à-dire qu’il appartient à une aristocratie qui dépasse infiniment toutes les aristocraties européennes, un chef en Polynésie n’ayant jamais été autre chose, et son origine remontant aux premiers âges de l’humanité, aux héros et aux dieux. Aussi sa grandeur se trahit-elle par une noblesse de démarche et d’allures qui se reconnaît tout de suite. Et Kana-Ana s’attache à première vue à cet autre adolescent, le voyageur européen, quoiqu’il ne sache que cinq ou six phrases de sa langue. L’amitié polynésienne est soudaine, expansive et généreuse. L’ayant regardé cinq minutes d’un beau regard honnête et franc, il place les deux mains sur ses genoux et lui déclare qu’il est son meilleur ami, qu’il doit venir vivre chez lui et ne plus le quitter. Montrant une hutte d’herbe séchée de l’autre côté de la rivière, il lui dit : « Voilà ma maison et la tienne ! »

Comment refuser quand, presque aussitôt, la mère et la grand’mère de l’ami implorent à leur tour, assurant par gestes à l’étranger qu’il a besoin de repos, qu’elles ne veulent pas de son argent, qu’elles l’aiment ; et quand cette affection spontanée se trouve reflétée sur les traits de deux cents individus à la peau basanée, des cannibales peut-être ; ils en ont les dents à coup sûr, mais des yeux si doux ! Et voilà comment le voyageur, indifférent aux admonestations de ses camarades, demeure seul spécimen de la race blanche dans cette Arcadie. Pour son excuse, il n’a qu’une chose à dire, et elle suffit : l’île tout entière l’enchante ; c’est un monde en miniature, réunissant toutes les beautés imaginables, et plus belle encore que le reste est la vallée où on l’aime comme on ne sait guère aimer en pays civilisé. L’ombre au tableau, c’est que tous ces braves gens n’ont qu’une idée en tête, le gorger de nourriture : poisson, taro, lait de chèvre… Le village se met en frais : on empile à sa porte des goyaves, des mangues, des oranges, qui semblent avoir absorbé toutes les rosées du ciel, des noix de