emporte, avec une poignée de dollars en poche, dans le jardin du Pacifique où il se trouve être de trop. Pas d’emploi : nul ne veut prendre de leçons quelconques, nul n’a besoin d’un commis, et, lorsqu’il se dit correspondant d’un journal, on lui répond : « Prouvez-le ! » Ce qu’il n’est point en mesure de faire. On représente, bien entendu, la colonie Manche. En peu de temps, il atteint le dernier degré du découragement et de la misère, errant la nuit par les rues ou couchant en compagnie de tous les insectes de la création dans des maisons inhabitées, prenant le matin, au marché, une tasse de café avec une ou deux cuillerées de sucre et de fourmis puisées dans une vieille boîte à cigares, une croûte de pain par là-dessus. Le reste du temps, il vit de bananes et remplit d’eau les creux de son estomac. Quelle différence avec les délices de ce mauvais lieu poétique, les jardins de la reine Pomaré, dont Loti nous fait part ! Mais comment serait-on homme de cour avec des bottes crevées et des habits en loques ? Les vils métiers que le prodigue est réduit à faire l’humilient fort. Un beau jour, la meilleure des inspirations lui vient ; il s’éloigne de la ville, il marche droit devant lui et trouve le paradis : « Oh ! être seul avec la nature ! Son silence est une religion, ses bruits sont une musique délicieuse ! » Songeant ainsi, le vagabond avance de plus en plus ; il a découvert sa vocation véritable. Les indigènes qui, le soir, allument leurs feux d’épluchures de noix de coco, l’accueillent, l’obligent à partager un morceau de poisson, et le fruit de l’arbre à pain. Faut-il passer un gué ? Deux épaules d’hercule se trouvent à point nommé dans cette solitude pour le porter sur l’autre rive ; du seuil de toutes les cases part une bienvenue cordiale : Aloha ! Il n’a qu’à choisir la maison où il lui convient de dormir ; une natte se déroulera comme d’elle-même sur le sol à son intention. Le voilà qui reprend sa belle confiance, un instant perdue, dans l’humanité. Il redevient fier, car aucun sauvage n’est plus libre que lui, personne n’a le droit de lui dire : « Pourquoi vous tenez-vous là à ne rien faire ? » Il peut être aussi paresseux qu’il lui plaît. Et toute sa vie, après cette expérience, il lui restera le regret, l’aspiration secrète, l’indéfinissable nostalgie de ce commerce passager avec la plus séduisante de toutes les maîtresses : la nature.
Ce fut alors sans doute qu’il noua l’amitié si poétiquement exposée dans le plus important de ses récits, Chumming with a savage, le seul peut-être où il y ait trace d’arrangement et de composition. L’entrée en matière de Camaraderie d’un sauvage est ravissante. On croit pénétrer avec le voyageur dans cette vallée heureuse où il se promet d’oublier le monde civilisé, on croit sentir la fraîcheur de ce petit nuage de pluie qui se dissipe en trois minutes après avoir arrosé les bananiers de gouttelettes