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noblesse ; les sénateurs, le procureur du Saint-Synode, les membres du Conseil de l’Empire. Ils se suivent régulièrement, pareils aux anneaux d’une chaîne continue ; le peuple était tantôt à l’origine de cette chaîne, voici l’Empereur à l’autre extrémité.

L’hymne l’a salué ; les hourrahs confus, incessans, font un bruit de houle ; une volée joyeuse part du clocher et se répand sur Moscou en rumeur de fête. L’étendard de la compagnie des grenadiers, puis les régales portées comme au jour de la translation, le précédent. Toutes les têtes sont découvertes, tous les regards sont fixés, tous les cœurs sont émus ; la garde, sortie pour lui présenter les armes, bat du tambour et salue du drapeau. Les trois métropolites, de Kief, de Moscou, de Pétersbourg, attendent sur le seuil avec les Images ; celui de Moscou prononce la harangue, celui de Pétersbourg présente la croix, celui de Kief jette l’eau bénite. Après quoi le premier chant qui retentit à l’intérieur marque que Leurs Majestés gagnent leurs trônes et que la cérémonie est commencée.

Avant cet autre instant sublime où le cortège impérial passera de nouveau, deux heures vulgaires vont s’écouler. Les uns descendent au buffet ouvert sous l’escalier, d’autres font des visites dans quelque tribune, et d’autres commencent simplement un voyage autour de la cour. Je rencontre Adam Adamovitch au parterre des officiers. « Avez-vous lu l’ordre du grand-duc Vladimir aux troupes ? » me demande-t-il, et il rapporte avec orgueil, étant du régiment de Volhynie, ces paroles de l’Empereur : « Je suis particulièrement satisfait de ma division de Varsovie. »

Les baillis des cantons regardent avec des yeux surpris nos costumes et nos visages étrangers, et, sans doute, celui qui jettera quelques mots dans ces âmes attentives y gravera mieux que sa propre image, il y laissera la notion de son pays. Presque tous parlent russe, car le russe est l’idiome continental parlé d’Arkhangelsk à Samarcande et de Varsovie à Vladivostok ; on peut engager avec eux des bouts de dialogues :

— Ah ! vous êtes Kirghise !… Moi je suis Français.

C’est une figure mongole, engraissée par le koumiss, coiffée d’un chapeau pointu pareil aux tours du Kremlin ; il répète dubitativement : « Français ? Français ? » et c’est humiliant pour nous, mais la France est encore inconnue dans la steppe kirghise.

Au contraire, un paysan grand-russe, qui porte de grosses lunettes sur des yeux très bons, et qui sous sa tête penchante et ses cheveux blancs a l’air docte et secret d’un vieux chimiste, connaît fort bien la France ; il est vêtu d’un caftan galonné d’or, présent honorifique reçu sous le règne précédent en témoignage de ses