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regardent du parvis du temple et du fond du passé ; les cloches tintent, les musiques résonnent ; les fronts se découvrent, les bouches clament, les bras s’agitent, les cœurs battent. Et vraiment on perd terre, on se demande dans quel monde on respire ; on ne savait pas que de pareilles apothéoses étaient possibles ici-bas. Lui cependant dépasse, la main levée vers sa coiffure, car voilà plus d’une heure qu’il salue de la sorte et qu’il mène son cheval blanc à travers cette tempête de gestes, de regards, de larmes et de cris. Il marche entre le mur du Kremlin et la façade des riady, entre l’arsenal où sont les armes et les magasins remplis de marchandises ; à droite, un monde connu et sûr, celui de l’obéissance sans retard, du dévouement sans limite, de la foi sans doute ; à gauche, un domaine plus mystérieux, plus fécond aussi, celui de l’intérêt, des entreprises, de l’effort libre et conscient… Et ces deux Russies lui appartiennent, celle du passé et celle de l’avenir.

Derrière lui, deux cavaliers, le ministre de la cour et le ministre de la guerre ; puis, une foule illustre, les princes de la maison de Russie, ceux des autres maisons, les généraux aides de camp de Sa Majesté, les généraux de la suite des grands-ducs, les officiers étrangers. Le désir universel va où va cette masse ; les cœurs suivent le souverain, tirés par l’aimant de cette toute-puissance. La première garde, derrière la porte du Sauveur, lui rend les honneurs ; il descend de cheval devant le clocher d’Ivan Veliki. Il entre à l’Ouspiensky sobor, les Images l’accueillent ; puis à l’Archangelsky sobor, il salue ses ancêtres couchés dans le tombeau. Tels sont les seuls habitans du Kremlin, depuis que Pierre le Grand a posté la royauté moscovite aux écoutes de l’Europe au bord de la mer. Ce n’est qu’après avoir remué la poussière de tant de siècles et traversé toutes ces couches d’histoire que l’Empereur monte pour la première fois au perron de son palais et que là le comte Pahlen apporte sur un plat d’or au monarque bienvenu l’offrande du pain et du sel.


V

L’Empereur n’a fait que passer au Kremlin ; il s’en est allé au palais Alexandrovsky d’où il reviendra deux après-midi consécutives pour les réceptions des ambassadeurs extraordinaires. Le domaine Alexandrovsky appartient aux environs immédiats de Moscou. C’est, le long de la route de Kalouga, un palais dans le style néo-grec des temps de Catherine, puis un parc qui s’étend avec de belles vues sur la Moskva ; sous le nom de Neskoutchnoë,