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grand-duc Serge ; différentes tribunes, construites aux carrefours que traverse la rue de Tver, recevront les représentans de la noblesse ou les membres de la haute administration moscovite.

Mais j’ai trouvé la place la plus enviable ; car mon ami, le capitaine de B…, veut bien me prendre comme volontaire dans sa compagnie et m’assurer ainsi une lucarne à travers la haie des soldats. « Vous serez logé à la même enseigne que les grands-ducs Paul Alexéévitch, Constantin Constantinovitch, Georges Mikaïlovitch, me dit-il ; en effet, ces princes se trouveront dans le rang, à droite de l’unité qu’ils commandent.

Notre rassemblement se fait devant l’église des Khamovniki. Les chevaliers-gardes et les gardes à cheval, les deux éclatans régimens jumeaux, blanc, rouge et or, se forment aussi là ; les officiers arrivent en voiture, jettent leur manteau, coiffent leur casque, montent à cheval et se placent devant leur peloton. Les soldats ont la mine joyeuse ; ils reçoivent aujourd’hui de la ville un couvert de faïence bleue, et l’empereur leur donne à tous un rouble d’un coin spécial, le rouble du couronnement. Les musiques résonnent à l’arrivée des étendards, loques glorieuses et séculaires[1] ; l’étoffe s’effiloche le long de la hampe sur laquelle l’aigle altière reste debout.

La Place Rouge est la scène historique réservée pour ces régimens historiques. On ne sait au juste d’où provient le nom de cette place, ni si c’est de sang qu’elle est rouge ; mais elle n’a pas joué dans l’histoire de Russie un moindre rôle que l’agora dans celle d’Athènes ou le forum dans celle de Rome. Assauts des Tartares, sièges des Polonais, puis tumultes populaires, bounti farouches d’une populace que rien n’arrête, une fois déchaînée, répressions sanglantes, pendaisons des strélitz, écartèlement de Pougatchef, toutes ces tueries ont empli ce champ clos. C’est pourquoi, sans doute, Notre-Dame d’Ibérie veille là-bas devant cette porte. Que nul n’entre ici, s’il n’est chrétien. Mais s’il est chrétien, qu’il se signe et qu’il passe ; qu’il salue le monument de Minine et de Pojarsky ; l’un était prince et l’autre toucheur de bœufs ; ils furent les héros d’un mouvement national pareil à celui de Jeanne d’Arc en France et qui mit à la fin sur le trône un autre gentil dauphin, Mikaïl Féodorovitch Romanof.

Cette plate-forme circulaire, le Lobnoe mesto[2], servait de

  1. Tout drapeau russe dure obligatoirement cent cinquante ans, à moins que dans ce laps de temps il ne vienne à être remplacé par un drapeau de Saint-Georges, conquis sur quelque champ de bataille.
  2. On discute sur le point de savoir si ce Lobnoe mesto représente simplement le faubourg de Jérusalem désigné par ces paroles de l’Evangile : « Allez en avant et vous trouverez un fine… », ou si l’appellation en vient du grand nombre de crânes (loby) autrefois accumulés en cet endroit. Selon l’imagination populaire, qui sur un mot bâtit une légende, la tête d’Adam serait ensevelie à cette place.