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la foi exalte au sommet du pouvoir, l’amour le rapproche à la portée des consciences.

Donc l’empereur élu par Dieu va devenir le tsar couronné par Dieu : c’est le thème sur lequel s’exercent aujourd’hui les journaux à cinq kopeks et les différentes brochures publiées par la librairie du synode. « L’Empereur a choisi la date anniversaire de sa naissance pour entrer dans Moscou, Moscou capitale populaire, Moscou au chef d’or, Moscou troisième Rome, Moscou mère des villes russes… » L’auteur s’interdit de pénétrer au saint des saints de l’âme impériale, pourtant il sait, il sent… il a lu la bonté sur le visage de l’Empereur et « dans ses yeux infiniment doux. Le peuple l’attend, l’appelle… L’âme populaire se pense en lui… » Et l’opuscule religieux, le Tsar et le peuple, déclare, — de ce vieux style slave qu’on emploie pour parler de l’Empereur et du bon Dieu, — « que les pierres précieuses qui chargent la couronne de sa tête sont les symboles de ses soucis et de ses peines, et que c’est aussi une couronne d’épines. »

Je ne sais quelle couleur la langue française donne à ces expressions sincères et fortes, mais dans ce langage archaïque et religieux elles émeuvent étrangement. On y sent la chaleur d’un sentiment général et réciproque ; quelque chose du fluide pieux qui parcourt en ce moment tout le corps de la nation russe excite et caresse un cœur d’Occident. Pour avoir dans la tête des idées de son pays, on n’en a pas moins au cœur des réminiscences d’ailleurs, Dieu sait d’où, et quelque besoin de confiance, de dévouement et de bonté. On voudrait être convié à cette fête des âmes, retrouver, ne fût-ce que pour une heure, le bien perdu, le bien de foi, savoir encore aimer, prier et pleurer. Heureuse Russie ! plus tard quand elle aura connu à son tour la lenteur du progrès social, les mécomptes de la bonne volonté, enfin le grand malentendu dans lequel se débat l’Europe, elle pourra plus d’une fois regretter ce temps-ci. Mais silence sur tout ce que l’entendement regrette ou rêve, et que rien ne gâte ces jours si beaux, aube radieuse du nouveau règne, jours du matin, jours du printemps, jours de l’espoir.


IV

Moscou se réveille en fête au neuvième matin de son mois de mai. Le peuple, endimanché, se répand vers le Pétrovsky Park dont il escaladera les arbres, et vers le Kremlin dont il couvrira les glacis ; des voitures transportent en tous sens les spectateurs privilégiés. Les corps diplomatiques sont invités au palais de S. A. I. le