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centaines de Pétersbourg, de la province, de la campagne, — tout le flot de la vie officielle et cosmopolite roule endigué entre les berges de la vie locale. Les voitures étant soigneusement gardées par les gorodovie contre la maladresse des piétons, les autorités de partout éclaboussent ce bon peuple qui admire et qui sourit.

C’est bien la capitale populaire qui étonne les Russes eux-mêmes au sortir de Saint-Pétersbourg. Ce caractère propre apparaît davantage à mesure que j’approche de ces Khamovniki lointains, où ma bonne fortune m’a fait trouver, à côté d’une usine française, l’asile le plus hospitalier et le plus charmant. Des soldats jouent et rient dans la rue ; derrière eux, sur la vitre de la lanterne réglementaire accrochée au mur, on lit : « Comte Léon Tolstoï » ; mais pas un d’eux ne soupçonne par quels traits particuliers le propriétaire de cette maison se distingue des autres gentilshommes. Ils appartiennent au régiment de Volhynie, arrivé tantôt de Varsovie ; ce sont de beaux gars heureux et simples, des Ames d’enfans dans de puissans corps d’hommes ; et l’on ne sait ce qu’on doit admirer le plus, de leur force ou de leur douceur, de leur endurance au service ou de l’insouciance avec laquelle ils se délassent en attendant l’heure de la prière et du repos.

Dans la cour de l’usine, les ouvriers mènent l’interminable khorovod ; cinq garçons, qui se tiennent par la main, font face à cinq filles ; un d’eux récite et nasille sa mélopée, qui traîne et s’égare dans un rythme changeant ; ils font en avant cinq à la fin du couplet, tandis qu’autour d’eux la ronde des femmes, allant son indéfinie promenade circulaire, reprend le refrain. La chanson s’achève par des baisers fort graves, pour lesquels ces messieurs se découvrent ; et puis, on recommence… Tous sont là, eux coiffés de la casquette plate, elles du mouchoir rouge nécessaire à la décence ; tous, excepté ceux de la Krane, de la garde populaire volontairement employée cette nuit au service de l’Empereur. C’est sous Catherine que s’introduisit pour la première fois l’usage touchant de cette krane : « Silence…, disaient entre eux ces braves gens répandus dans les jardins du comte Razoumovsky, ne troublez pas le repos de notre mère… »

Paysan, soldat, ouvrier, ou plutôt cet homme russe qui est à la fois le paysan, le soldat et l’ouvrier, c’est à cet être humble, doux, obéissant, aimant, croyant, dévoué jusqu’à la limite de ses forces et jusqu’à la mort, que s’adressent surtout les solennités de tantôt. De tout ce qu’il sait, de tout ce qu’il éprouve, de tout ce qu’il voit, son tsar à ses yeux est la synthèse vivante ; le tsar est le père, comme la terre est la mère, et ce personnage sublime que