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À mesure que l’État croît autour de son idée génératrice et centrale, celle du pouvoir autocratique, la ville croît autour du Kremlin. Dès les temps de Dmitri, elle a débordé hors de sa forteresse ; une vie sociale s’est adossée à la vie militaire : c’est, dans le Kitaï gorod, un grand nombre de boutiques, d’ateliers, d’écuries et d’hôtelleries, tout cela jeté pêle-mêle, mais assez précieux pour que Dmitri trace alentour l’enceinte de 1394. Kremlin et Kitaï gorod composent ensemble le noyau autour duquel la ville s’étendra par anneaux concentriques ; cent cinquante ans plus tard, le Bielyi gorod, première enveloppe, a déjà poussé ; et même le Zemlianyi gorod s’éparpille autour d’elle dans un désordre circulaire. Dès lors la ville adulte a réalisé un plan qui ne variera plus jusqu’aux temps modernes : comme dans un corps ossifié les tissus seuls se renouvellent et la forme apparente ne change pas.

Une vie déjà complexe anime ce jeune organisme ; une force militaire existe, cantonnée dans le quartier des nalivki, le seul où l’on ait le droit de boire ; des monnaies à l’effigie des princes aident au commerce qui naît ; des iconographes russes, des architectes étrangers travaillent aux églises et aux palais. Moscou est maintenant la mère triomphante des villes russes. « Gloire à la ville de Moscou, » crie le soir la sentinelle postée devant l’Ouspiensky sobor ; et celles qui veillent sur le rempart, comme si, la Russie tout entière attenant à l’enceinte, elles nommaient simplement les bastions de la forteresse, répètent de proche en proche : « Gloire à la ville de Vladimir… Gloire à la ville de Kief… » La cloche qui appelle à la prière les habitans du Kremlin, c’est la cloche de Novgorod, la cloche républicaine qui assemblait les citoyens au vétché ; elle sonnera demain en actions de grâces pour la conquête de Kazan. « Comme il plaira à Dieu et à l’empereur, » commence de dire le peuple, que sa religion relie effectivement au pouvoir, suivant le sens très simple du mot religion. « Deux Romes sont tombées ; la troisième s’élève ; la quatrième ne naîtra pas », proclame un annaliste ; un autre rappelle cette prophétie qui depuis longtemps menace Constantinople et dont la Russie se souvient toujours : « La race russe, élue de Dieu, conquerra la ville aux sept collines et régnera sur elle. »

Les souverains ont depuis longtemps senti l’extension de leur pouvoir ; mais Ivan IV, qui sera le Terrible, en a le premier la pleine conscience. Il cueille le fruit que l’histoire a mûri ; il publie, il achève l’œuvre accomplie par le destin ; il se couronne suivant le rite de Byzance, et l’Ouspiensky sobor entend pour la première fois proclamer le titre de tsar.