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promptement, on se querella, on se plaignit mutuellement, et on conserva l’un de l’autre un mauvais souvenir.

On a reproché à Saint-Simon de s’être approprié les idées d’Auguste Comte. Il est vrai qu’il signait les articles écrits par son jeune ami ; mais Comte a répondu lui-même en écrivant à Valat : « Grâce à la précaution que j’ai prise de ne jamais signer mes articles, la responsabilité ne porte point sur moi ; c’est une chose convenue avec M. de Saint-Simon, auquel, comme tu le penses, cette convention ne fait aucun tort, puisqu’il est évident qu’être pendu avec lui ne le toucherait guère. »

Auguste Comte, en 1824, publia le premier livre auquel il ait mis son nom, sous ce titre : Système de politique positive, par Auguste Comte, ancien élève de l’Ecole polytechnique, élève de Saint-Simon. Ce fut, disent ses disciples, disait-il lui-même, la cause et l’occasion de sa rupture avec le maître qu’il devait renier. Il écrivait trente ans plus tard : « Séduit par Saint-Simon vers la fin de ma vingtième année, mon enthousiasme, jusqu’alors appliqué aux morts, me disposa bientôt à lui rapporter toutes les conceptions qui surgissaient en moi pendant la durée de nos relations. Quand cette illusion fut assez dissipée, je reconnus qu’une telle fiction n’avait comporté d’autre résultat que d’entraver mes méditations. » Quelle est la vérité ? C’est un problème que nul ne résoudra.

Auguste Comte fut la cause occasionnelle de la tentative de suicide de Saint-Simon. Ses biographes paraissent l’avoir ignoré. Saint-Simon, de plus en plus obéré, et devenu importun à ses bailleurs de fonds, avait obtenu de Ternaux un subside considérable, à la condition expresse qu’il fondât une revue mensuelle dont on escomptait l’influence. Saint-Simon avait formellement promis le premier numéro pour une date convenue ; l’article à sensation devait être écrit par Auguste Comte. Les annonces étaient répandues à profusion, lorsque Comte fit savoir qu’il n’était pas prêt. Saint-Simon alla le voir, lui représenta ses cruels embarras, la perte de son crédit, le tort fait à sa considération par le manque à une parole solennellement donnée ; il obtint la promesse que, pour le mois prochain, l’article serait prêt. Comte manqua de parole. Saint-Simon alla lui rappeler sa promesse ; il n’avait pas écrit une ligne. Sans lui faire un reproche, Saint-Simon rentra chez lui, dans un hôtel garni de chétive apparence, s’assit sur une fenêtre qui donnait sur une cour très étroite, dans laquelle il tomba après s’être tiré une balle dans la tête. Il survécut contre toute vraisemblance.

J’ai entendu cette triste histoire racontée par Pierre Leroux, avec l’émotion d’un ami et la précision d’un témoin.