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Mais c’est une vérité vraie de nos jours comme alors, et même elle est devenue plus vraie, à mesure que les gouvernemens sont devenus plus populaires. Le peuple, millions d’hommes, est, en cela, des millions de fois homme ; il se repaît de mots, et d’instinct s’attache aux routines : il est naturellement paresseux et passif ; il aime mieux souffrir que d’agir ; et il feint d’ignorer son mal, ou il le nie, ou il le déclare incurable[1] : trois façons de ne rien faire et de ne rien changer.

Seulement, lorsque le mal arrive à un certain degré, si l’on ne change rien, si l’on ne fait rien, on en meurt : et, sans phrases, nous en sommes au point où il n’est plus possible de ne rien faire et de ne rien changer. Déjà personne ne peut plus ignorer le vice originel d’un régime où, il y a cinquante ans, ou crut que l’on n’avait qu’à s’endormir, en se laissant porter ; déjà personne ne le nie plus : on confesse maintenant les péchés du suffrage universel brut ou élémentaire, et volontiers on avouerait qu’il est temps d’y chercher remède. C’est autant de fait : beaucoup est fait si l’on sent bien qu’il y a quelque chose à faire.

Reste à savoir ce qui est à faire. Jadis, dans l’Etat ancien, quand le gouvernement s’opposait au peuple, c’était simple : on faisait une révolution ; le peuple opérait sur son maître que, par définition, il regardait toujours un peu comme son ennemi. A présent que le gouvernement sort du peuple, le peuple opère sur lui-même ; et il est autrement difficile de se corriger que de détruire, autrement difficile de faire sur soi une réforme qu’une révolution contre autrui. Néanmoins plus d’échappatoire : une impérieuse nécessité nous presse, celle de changer pour vivre ; l’impossibilité de vivre sans changer nous pousse : nous sommes pris entre l’une et l’autre, et toute issue nous est fermée ; nous n’avons même plus la ressource d’en sortir par une révolution. Il n’est pas de raison, ni de prétexte, ni d’hésitation, ni de résignation qui tienne : il faut changer.

Il faut trancher dans le vif de nos institutions, et le vif de nos institutions, l’Etat moderne étant ce que l’on a dit, c’est le suffrage universel. C’est dans le suffrage universel qu’il y a à réformer et à refaire. Ce que nous demandons que l’on y réforme et y refasse, est-ce bien cela qui est utile et bon ? Est-ce cela qui serait le meilleur ? Nous en avons la ferme conviction ; et nous voudrions prouver : 1° que notre système est fait « pour les hommes tels qu’ils sont ou tels qu’ils vont être prochainement » ; 2° qu’il vise

  1. Voy. John Stuart Mill, le Gouvernement représentatif, trad. Dupont-White, p. 117, 118.