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Lorsque l’alliance franco-russe est devenue à son tour un fait évident, avoué et même affiché, le reproche adressé à l’ancien chancelier a pris un caractère plus accentué. À ceux qui étaient tentés d’accuser le gouvernement allemand actuel et, comme on dit, le nouveau cours, d’avoir amené des conséquences aussi néfastes, les journaux officieux, et d’autres même qui parlaient sur la foi des apparences, faisaient remonter, à M. de Bismarck l’origine de tout le mal. C’est alors que celui-ci a pris la parole, et qu’il a révélé au monde stupéfait qu’un traité avait existé entre l’Allemagne et la Russie jusqu’en 1890, c’est-à-dire jusqu’à sa propre chute, et que si ce traité n’avait pas été renouvelé, c’est uniquement parce que ses successeurs ne l’avaient pas voulu. D’abord, on a hésité à croire ; puis il a bien fallu, aucune contradiction ne venant à se produire, admettre que le traité avait existé, tout en faisant des réserves sur les motifs qui en avaient empêché le renouvellement. Quelle était la nature de ce traité ? Il engageait l’Allemagne et la Russie à pratiquer réciproquement une neutralité bienveillante dans le cas où l’une des deux viendrait à être attaquée. On a crié d’abord au scandale ; on a dit que l’Allemagne, liée déjà envers l’Autriche par une alliance défensive, n’avait moralement pas le droit de conclure avec la Russie un arrangement subsidiaire, qui peut-être contredisait et, dans tous les cas, affaiblissait le premier. M. de Bismarck a répondu que l’Autriche connaissait cet arrangement, et que, loin de le désapprouver, elle s’en était montrée satisfaite, car, n’ayant pour son compte aucune intention d’attaquer la Russie, elle était bien aise de voir s’établir entre celle-ci et son alliée des rapports dont l’intimité pourrait lui être utile. S’il en est ainsi, qu’a-t-on à reprendre à l’œuvre politique de M. de Bismarck ? Rien : il faut se contenter d’en admirer l’ingéniosité, et de reconnaître que le vieux magicien avait organisé un système d’alliances et de sous-alliances également légitimes, très propre à préserver l’Allemagne de toutes les aventures qui auraient pu la troubler dans le pacifique affermissement de son unité.

Pourtant ce faisceau s’est rompu, sans qu’on sache bien pourquoi. C’est sans doute parce qu’il n’était pas aussi solide qu’il en avait l’air, et qu’il était trop compliqué pour résister à l’action du temps. M. de Bismarck cherche à faire croire que c’est surtout parce que lui seul avait la main assez expérimentée et assez ferme pour maintenir ce prodige d’équilibre, et peut-être a-t-il raison. Mais pourquoi a-t-il fait cette confidence au public ? Il a eu vraisemblablement deux motifs : le premier de se venger de Guillaume, en montrant qu’il était seul responsable de la rupture des anciens et bons rapports avec la Russie ; le second d’inspirer quelque dépit, ou même quelque inquiétude à la France, en lui donnant à penser que la Russie ne s’était rapprochée d’elle que faute de mieux, et qu’elle s’en détacherait peut-être si une bonne occasion venait à lui en être offerte. Il a voulu tourner contre