Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/483

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

miration à peu près universelle : on écoutait avec un respect religieux. Avant même qu’il fût arrivé à une gloire incontestée, M. de Bismarck avait le secret de ces paroles qu’on appelait « ailées » et qui, traversant avec une rapidité électrique, non seulement l’Allemagne, mais l’Europe entière, allaient porter la lumière ou le trouble dans les imaginations étonnées. Il n’y a pas eu, à cet égard, de plus habile metteur en scène. Le sens de l’à-propos était chez lui infaillible, et il a manqué bien peu des effets qu’il a poursuivis. Aujourd’hui, le solitaire de Friedrichsruhe se croit, se sent doué du même génie, et pourquoi ne pas avouer qu’il l’est peut-être en effet ? Rien n’est banal dans ce qu’il dit ; tout est calculé avec la même adresse qu’autrefois, adresse qui reste merveilleuse, mais qui a cessé d’être puissante. Les choses, les hommes sont changés autour du rude chancelier. D’autres générations ont remplacé celles qu’il a impérieusement dominées, et le même rapport de sympathies, ou d’antipathies si l’on veut, mais enfin de sentimens communs ou rapidement communicables, ne s’est pas établi entre lui et les générations nouvelles. On ne comprend plus très bien le prince de Bismarck, ce qui est un mal sans remèdes. Il y a quelque chose de triste, au point de vue purement humain, à voir un vieil acteur user des mêmes procédés qui, quelques années auparavant, enlevaient son public, et ne peuvent plus produire aucun effet. On nous permettra toutefois, dans le cas actuel, de ne pas trop nous laisser gagner par cette mélancolie immanente des choses.

Nous laissons de côté la question de savoir si le prince de Bismarck avait le droit de publier les secrets d’État qu’il a livrés à la presse, parce qu’à nos yeux cette question ne peut même pas se poser : il est bien évident que personne n’a ce droit, et que, si M. de Bismarck n’était pas ce qu’il est, ou ce qu’il a été, son indiscrétion n’aurait pas été tolérée. Mais ceci ne regarde que le gouvernement de Berlin. Quant à nous, les révélations seules nous intéressent. Elles ont brusquement modifié quelques-unes de nos idées en apparence les plus solides. Tout le monde connaissait les rapports étroits, intimes, que la Russie avait eus autrefois avec la Prusse d’abord, avec l’Allemagne ensuite ; mais jusqu’à quel moment ces rapports avaient-ils existé, c’est ce qu’on savait moins bien. L’opinion générale était que le prince de Bismarck lui-même les avait soumis au Congrès de Berlin à une épreuve si brutale que l’harmonie en avait été détruite sans retour, et cette opinion s’était confirmée de plus en plus lorsqu’on avait appris que l’Allemagne modifiait le système officiel de ses alliances, et lorsqu’on l’avait vue, plus tard, pourchasser et en quelque sorte proscrire les fonds russes sur ses marchés. On regardait comme incontestable que le prince de Bismarck avait rompu par sa faute une entente traditionnelle dont son pays avait tiré d’immenses avantages : de là un grief que ses adversaires entretenaient et exploitaient contre lui.