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ténèbres. Puis il était allé rejoindre le camp des huguenots, et son frère s’était engagé dans l’armée catholique.

Un autre souvenir resta plus vivant encore dans l’esprit de Gaston. « Une nuit on avait entendu un grand bruit de cors à la porte du château, et voici que le roi Charles IX lui-même s’était montré dans la cour Le soir l’avait surpris, loin de sa suite, tandis qu’il chassait l’abondant gibier de la Beauce à travers les champs infinis. Il était entré, ravi de l’aimable propreté du lieu. Et les grands-parens de Gaston l’avaient conduit à leur plus belle chambre, avec de grands flambeaux d’argent massif, pour qu’il pût se laver du sang dont il était tout couvert : car à la chasse comme à toutes choses il apportait une fureur maladive. Puis, après s’être reposé quelques heures, il avait soupé le plus familièrement du monde ; et Gaston s’était levé de son lit pour le contempler à distance, et bientôt même, agenouillé devant lui, il avait obtenu de lui présenter l’eau de rose et le vin aux épices, tandis que le jeune roi s’amusait fort de cette aventure imprévue, parmi des gens et dans un endroit qui lui étaient inconnus. Il était très pâle, comme une figure italienne de cire ou d’ivoire, un peu tournée à la charge, et douée par magie de la faculté de brusques mouvemens. Mais à se trouver ainsi débarrassé pour un moment de son entourage habituel de politiciens endiablés, la sombre atmosphère morale où il vivait jour et nuit s’était par degrés éclaircie ; de telle sorte qu’à la fin du repas il prit sur le mur un luth dont il toucha doucement les cordes, et il se mit à rêver de poésie, et laissa même, gravée au diamant sur le verre d’une fenêtre, une stance dont l’idée lui était venue : d’excellents vers, plus simples de cœur, et plus naturels, que la plupart de ceux qu’on écrivait dans ce temps. »

Il y avait aussi, en face du vieux manoir féodal des grands-parens de Gaston, un château plus petit et de construction plus récente, où c’était la joie de l’enfant de rêver de longues journées. « Là se trouvait la chambre d’une de ses aïeules, Gabrielle de Latour, qui était morte de joie. C’était là certainement, devant ces fenêtres, qu’elle avait guetté, durant dix ans et plus, le retour de son mari, parti pour combattre le Turc dans des régions fabuleuses, jusqu’à ce qu’enfin, contre toute attente, elle le vit traverser la cour ! Et Gaston ne se lassait point de méditer cette mort, qui lui semblait un privilège d’une portée infinie. Il y prenait peu à peu le goût du raffinement, d’un certain mélange de forte passion et de délicatesse féminine… Et avec l’instinct de la beauté s’éveillait en lui celui de la tristesse, son éternelle rivale en toute-puissance. Dans le tremblement d’une voix de vieillard, dans la reprise d’un jouet oublié, dans l’accomplissement silencieux de son devoir quotidien, il prenait conscience, soudain, du grand torrent de larmes humaines qui tombe sans arrêt à travers les ombres du monde. »