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Rudyard Kipling. Et avec le fragment posthume de Robert Louis Stevenson, le principal événement littéraire de l’année aura été ce Gaston de Latour, un fragment posthume de Walter Pater.


J’ai eu assez souvent l’occasion de parler, ici même, de Walter Pater[1], pour pouvoir me dispenser de redire encore quel délicat écrivain il a été, et à quelles nobles études il a employé, dépensé sa vie. Personne ne l’a égalé, dans son pays, pour cette forme spéciale de la probité littéraire qui consiste à ne vouloir traduire ses pensées qu’en des phrases parfaites. Ou plutôt personne n’a porté à un aussi haut degré, de toute façon, le goût et la recherche de la perfection : car le choix de ses pensées, en vérité, lui coûtait autant de peine que l’ordonnance de ses phrases, et les meilleures choses ne l’intéressaient qu’à la condition d’être, par surcroît, parfaitement belles. Mais le plus étrange est que ces instincts d’artiste étaient chez lui à peu près inconsciens, et que, né pour être un poète, c’est de problèmes philosophiques et moraux qu’il s’est surtout occupé. Il avait même fini par dédaigner l’art, comme le plus futile de tous les passe-temps ; et il étudiait Platon, il rêvait d’écrire une apologie du dogme chrétien, sans s’apercevoir que, là encore, rien ne lui plaisait que l’harmonie des symboles et leur perfection esthétique.

Il n’en a pas moins été un merveilleux poète : et peut-être même la musique de ses phrases ne s’est-elle jamais montrée aussi pure ni aussi variée que dans ceux de ses écrits qu’il destinait plus particulièrement à notre édification : dans ses leçons sur le Platonisme, dans son roman philosophique Marius l’Épicurien, et dans ces chapitres ébauchés de Gaston de Latour, où il a essayé de reprendre et de préciser les conclusions morales de son Marius.

C’est en effet, de son propre aveu, « pour prouver la nécessité d’une foi religieuse », qu’il avait jadis écrit cette histoire d’un jeune dilettante romain allant tour à tour d’un système à l’autre, admirant le christianisme sans se décider à y pénétrer, et cherchant la foi jusque dans le martyre[2]. Mais il avait rencontré, tout le long du chemin, tant de nobles figures et d’élégantes doctrines, qu’il n’avait point tardé à perdre de vue l’objet de son récit : et son Marius nous était apparu plutôt comme la confession d’un sceptique, trop érudit, et trop inquiet, et trop exclusivement curieux de beauté formelle, pour se résigner tout à fait à la religion des « pauvres d’esprit. » Nous nous étions trompés, et tout le public avec nous, sur le sens véritable de cette singulière apologie ; le plus ingénument du monde, nous y avions vu une œuvre parente des fantaisies de Renan, ou de l’ingénieux Serenus

  1. Voyez la Revue du 15 août 1894 et du 1er janvier 1895.
  2. Voyez, sur Marius l’Épicurien, la Revue du 1er janvier 1890.