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bourgeois est une déformation de la morale naturelle, tandis que le peuple suit l’instinct qui ne se trompe jamais.

Nous connaissons assez ces déclamations, quoique nous ne soyons pas habitués à les trouver dans les romans coquettement édités par Lemerre et destinés à amuser les oisifs ; et si nous avons un étonnement, c’est que M. Coppée, avec son scepticisme de gamin de Paris, en ait pu être la dupe. Car sans doute on ne saurait trop rappeler à ceux qui sont en possession du bien-être qu’il y a auprès d’eux des gens qui souffrent et qui ne peuvent attendre que de la charité un peu de soulagement à leur misère. Sans doute ils devraient être pénétrés d’indulgence pour ceux qui ont été moins bien partagés. Et il est exact qu’il se fait dans la société d’aujourd’hui un travail profond en vue d’une nouvelle répartition des biens. Mais précisément puisque c’est sur la répartition des biens qu’est posée la question, où M. Coppée voit-il qu’entre bourgeoisie et peuple la différence soit celle de la bonté et de l’innocence ? Où a-t-il rencontré ailleurs que dans les discours de réunions publiques cette bourgeoisie corrompue jusque dans les moelles, et comment s’y prendrait-il pour soutenir contre l’évidence qu’il y ait plus de moralité dans le peuple ? Serait-ce par hasard que les colonies pénitentiaires ne sont remplies que d’enfans issus de sang bourgeois ? Ou serait-ce qu’on ne cite pas d’exemple d’un ouvrier ayant abandonné sa maîtresse ou sa femme ? Cette distinction même des deux classes qu’il considère comme un fait acquis, M. Coppée est-il bien sûr qu’elle soit une réalité ? Ou ne serait-ce pas plutôt une illusion forgée et exploitée par l’esprit de parti qui ne met en opposition deux catégories sociales que pour les mettre en antagonisme et en lutte, et déchaîner la haine de la moins privilégiée ? Les faits protestent contre cette conception chimérique de deux castes fermées et impénétrables l’une à l’autre. Et peut-être n’y aurait-il pas besoin de remonter très loin dans la chaîne ascendante pour retrouver l’origine plébéienne chez ceux à qui on inflige l’épithète de bourgeois comme une flétrissure. Ces gendarmes, voués à tant de malédictions, sont-ils pour la plupart des propriétaires ? Ces industriels qu’on représente comme des oppresseurs du pauvre monde, sont-ils tous issus de familles qui brillaient au temps de Louis-Philippe ? Parmi les écrivains et les artistes aujourd’hui les mieux rentés, combien y en a-t-il qui sont sortis d’une arrière-boutique ou d’une maison de paysan ? Et parmi les chefs politiques eux-mêmes ou chez les grands financiers dans lesquels on veut incarner le règne des repus et personnifier la société bourgeoise, combien y en a-t-il qui sont « peuple » et dont l’origine n’a rien de plus « reluisant » que celle des humbles de M. Coppée ? Ce qui est vrai, c’est qu’il se fait dans le peuple, grâce aux plus laborieux, aux plus intelligens et aux plus actifs, une ascension vers un état de culture supérieur. Nous proposer les mœurs populaires comme un